Une approche systématique de l’application du principe de précaution

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Claude Viau et Suzanne Bisaillon, texte publié dans Travail et santé 23(3) : 40-43, 2007

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« Si nous n’y prenons pas garde, le principe de précaution, invention aussi utile que fragile, va se banaliser au point de se confondre avec la simple prudence. Bientôt les parents ne diront plus: "Attention en traversant la rue" mais "Applique le principe de précaution en regardant à gauche puis à droite". » B. Latour[1]

 

Le principe de précaution n’est pas un principe isolé qui contient ses propres mécanismes d’application.  Il doit être, lorsqu’il est invoqué, intégré à un processus de gestion des risques (1). C’est ainsi que toutes les composantes du processus de gestion des risques doivent être adaptées pour répondre aux exigences d’application du principe de précaution, en particulier eu égard aux risques organisationnels sur lesquels nous reviendrons.  Rappelons que les principales étapes de gestion des risques sont : 1- l’identification et la mise en contexte; 2- l’analyse du risque et l’estimation de sa sévérité; 3- l’analyse des différentes options de traitement[2]; 4- le choix et l’implantation d’une stratégie de traitement; 5- le suivi et l’évaluation de l’efficacité du traitement; 6- la communication des risques à toutes les étapes du processus.

 Nous avons vu précédemment à partir de la déclaration de Rio et d’autres textes semblables que les deux éléments-clés d’une décision touchant le principe de précaution sont : gravité / irréversibilité des effets et incertitude scientifique. Nous présentons ici une approche pratique permettant de juger si une situation donnée se prête, à sa face même, à une application du principe de précaution. Rappelons que le processus commence par une solide évaluation scientifique (1).

Appeler un chat, un chat

La figure 1 illustre sur deux axes les éléments de gravité et d’incertitude. Par définition, on ne considérera l’application du principe de précaution que lorsque le préjudice appréhendé est grave ou irréversible et que l’incertitude scientifique est grande. Cela correspond donc à la zone située en haut, à droite du graphique. Si l’incertitude croît de gauche à droite, cela signifie que la certitude croît de droite à gauche. En conséquence, en haut à gauche du graphique, on trouve les situations où un préjudice grave résulterait de la matérialisation du risque et pour lesquelles nos connaissances scientifiques sont solides. C’est donc une zone dans laquelle un estimateur de risque recommanderait une prise de décision bien appuyée sur la science, soit une décision de réduire le risque basée sur le processus « classique » de gestion de risque.

 Dans la partie inférieure du graphique, on rencontre des situations dont la gravité va de faible à moyenne. En retournant une fois de plus à la définition du principe de précaution, il n’est donc pas question d’invoquer ce principe pour une décision touchant ce type de situations. La décision sera donc normalement basée ici sur une gestion de risque de type « classique ». Mais à cause des éléments du paradigme de gestion de risque évoqués ailleurs (2), dont la perception et la tolérance, le décideur pourrait prendre une décision qui aille à l’encontre de ce que les seules considérations scientifiques dicteraient normalement. C’est une décision de politiques au sens d’une décision de gouvernance. Une décision de ce type, clairement expliquée en toute transparence, est tout à fait acceptable pour autant qu’on ne la justifie pas sous le faux prétexte du principe de précaution. Dans ce dernier cas, il ne s’agirait plus d’une application du principe de précaution, mais de l’application du prétexte de précaution comme nous l’avons déjà évoqué (3).

 Une dernière zone de cette figure mérite une attention particulière. Légèrement en retrait du graphique, il y a une zone indiquant une « absence de preuve scientifique »; cela ne signifie pas qu’on ne possède aucune donnée scientifique. Au contraire, dans le contexte présenté ici, cela correspond à une situation où aucune des études scientifiques crédibles disponibles, menées selon les règles de l’art, ne fait référence à un préjudice potentiel associé avec la situation examinée. En ce cas, évoquer publiquement le principe de précaution sous prétexte qu’un jour, peut-être, une nouvelle étude trouverait le problème ressemble à une attitude démagogique.

L’examen systématique du préjudice et de l’incertitude

Pour considérer l’application du principe de précaution, l’examen de chacun des deux éléments d’analyse scientifique est donc requis. D’une part, on doit juger de la gravité des conséquences appréhendées de l’événement étudié. D’autre part, on doit déterminer l’incertitude entourant le risque identifié. Afin de s’assurer de la cohérence des décisions prises au sein d’une organisation, une cartographie des événements examinés peut être préparée.

 La figure 2 propose un exemple de matrice qui peut être utilisée à cette fin. Une des dimensions de la matrice concerne la gravité des événements alors que l’autre qualifie l’incertitude. Selon le principe de précaution seuls les événements ayant des conséquences potentielles graves ou irréversibles peuvent être candidats à une prise de décision sous ce principe. De plus, la définition même du principe de précaution implique une grande incertitude scientifique entourant l’événement étudié. Cette approche à deux dimensions permet donc d’identifier que seuls les événements qui se trouvent dans le coin supérieur droit de la « matrice de la précaution » sont des candidats à une décision prise sous le parapluie du principe de précaution. C’est ce que nous venons de voir sur le graphique de la Figure 1.

 Ce qui importe maintenant, c’est de déterminer ce que l’organisation considère comme un préjudice d’une grande gravité et ce qui constitue des degrés moindres. Pour les fins d’illustration, prenons l’exemple de substances chimiques. On classerait probablement comme préjudice faible un produit qui causerait pour tout préjudice une légère odeur désagréable. Bien entendu, pour un nombre limité d’individus souffrant de sensibilité chimique multiples (4), le préjudice pourrait grimper dans l’échelle de gravité. Une substance qui causerait de la tératogénicité – provocation de malformations chez un enfant à naître – serait probablement considérée comme causant un préjudice extrêmement sévère.

 Prétendre établir une échelle de gravité d’application « universelle » est illusoire. Cependant, il est possible pour une organisation d’établir une telle échelle touchant les risques qui la concernent. Ainsi, à défaut de décisions justifiées d’une manière absolue quant à la gravité du préjudice, on peut espérer prendre des décisions cohérentes à l’intérieur de l’organisation.

 Reste à qualifier l’incertitude. Là encore, l’absolu est utopique, mais la cohérence est possible. Dans la proposition de la figure 2, on considère que l’incertitude est minimale lorsqu’il y a un large consensus scientifique sur la question à l’étude. Par exemple, peu de gens remettent aujourd’hui en question le fait que le plomb est neurotoxique chez l’enfant. À l’autre extrémité, l’incertitude est considérable, notamment lorsqu’il n’y a qu’une ou deux études ou rapports isolés, non confirmés par d’autres études indépendantes, suggérant un préjudice associé à une situation donnée. C’était certainement le cas des premiers rapports concernant les conséquences des gaz à effets de serre sur les changements climatiques à grande échelle. L’incertitude à cet égard est beaucoup moins grande aujourd’hui. Peut-être le consensus parfait n’est-il pas encore établi, mais on se trouve davantage dans le domaine des « légers désaccords ». Le vocabulaire utilisé pour qualifier l’incertitude devrait être adapté par les utilisateurs de cette matrice en fonction de leurs besoins et de leur réalité. Celui qui est employé à la figure 2 ne devrait servir que d’illustration du propos.

 Seule la mise en pratique de l’examen de situations multiples à l’aide de la grille d’analyse proposée à la figure 2 ou d’une grille semblable permettra l’atteinte de la cohérence recherchée dans l’application du principe de précaution.

De l’identification du risque à la prise de décision

La figure 3 illustre à l’aide d’un organigramme décisionnel les éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de décider si une situation requiert le recours au principe de précaution. Bien entendu, l’incertitude scientifique sera d’emblée prise en considération dans l’analyse des cas où la gravité sera qualifiée de « faible » ou « moyenne ». Toutefois, pour les fins d’application du principe de précaution, l’examen de l’incertitude pour les risques dont les conséquences sont considérées graves ou irréversibles revêt une importance particulière, d’où la configuration spécifique du diagramme décisionnel. En effet, ce n’est que dans ce cas qu’on pourra véritablement considérer une décision dans le cadre du principe de précaution. Dans tous les autres cas, les décisions seront basées sur la gestion « classique » des risques et, le cas échéant, seront influencées par les éléments du paradigme de gestion de risque vus précédemment. En ce cas, la décision fait partie du domaine des politiques ou de la gouvernance des organismes publics et privés.

 Notons que la considération du principe de précaution et la prise de décision dans ce contexte crée en même temps l’obligation d’entreprendre une démarche proactive de réduction de l’incertitude. En d’autres termes, on ne peut pas « s’asseoir » sur une décision basée sur le principe de précaution, puisqu’une telle décision ne peut être que « temporaire », en attendant que d’autres preuves scientifiques viennent conforter ou contredire le sens de la décision. À titre d’illustration, l’Organisation mondiale du commerce prévoit que ses membres peuvent prendre des décisions basées sur le principe de précaution. Mais, « dans de telles circonstances, les membres s'efforceront d'obtenir des renseignements additionnels nécessaires pour procéder à une évaluation plus objective du risque et examineront en conséquence la mesure sanitaire ou phytosanitaire dans un délai raisonnable »(5). Une décision basée sur le principe de précaution est donc une décision intérimaire.

Conclusion

 L’élément clé du fondement d’une prise de décisions est la valeur probante de la science dont on dispose.  Mais lorsqu’on choisit d’appliquer le principe de précaution, c’est justement parce que la « science » est incertaine.  Les obligations de faire évoluer la science et de réexaminer les mesures prises selon cette évolution, devront être satisfaites.  Qu’arrive-t-il alors si cette évolution est non seulement lente, mais que la valeur probante de la science dont on dispose ne soit pas meilleure dans un an, dans cinq ans ou dans dix ans ?  Après combien de temps devrons-nous considérer que les mesures implantées ne sont plus proportionnelles – c’est-à-dire justifiées – à la gravité du risque ou encore doivent devenir permanentes ? Les réponses à ces questions ne s’imposent pas d’emblée;  elles doivent être élaborées minutieusement par rapport à la problématique spécifique, sous peine de voir dérailler le processus.  Malheureusement nous n’avons pas assez de recul sur l’application rigoureuse du principe de précaution dans des domaines variés, en particulier en santé et sécurité du travail pour répondre avec certitude aux questions soulevées.  Cependant, les poser permet de renforcer l’idée que ce principe ne doit pas être invoqué à la légère comme nous le rappelle de temps en temps le philosophe français Bruno Latour (6).

Références bibliographiques

(1) Viau, C. et Bisaillon, S. La science et le principe de précaution. Travail et santé 22(3): 62-66, 2006

(2) Bisaillon, S. et Viau, C. L’optimisation du risque et le principe de précaution, Travail et santé 23(1) : 20-23, 2007

(3) Viau, C. et Bisaillon, S. La précaution en gestion des risques, un principe ou une attitude? Travail et santé 22(2) : 42-45, 2006

(4) Lacour, M., Zunder, T., Schmidtke, K., Vaith, P. et Scheidt, C. (2005) Multiple chemical sensitivity syndrome (MCS)--suggestions for an extension of the U.S. MCS-case definition. International Journal of Hygiene and Environmental Health 208: 141-151.

(5) http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/omc/d-precaution.shtml, consulté le 7 juin 2007

(6) Latour, B. (2004) L’avenir du principe de précaution, http://www.bruno-latour.fr/presse/presse_art/018.html, consulté le 8 juin 2007

 


[1] Voir le site Web de l’auteur à http://www.bruno-latour.fr

[2] Dans le guide ISO/IEC no 73, le traitement peut consister en : le refus du risque, la rétention du risque au niveau estimé, la réduction optimale du risque ou encore le transfert du risque.