La science et le principe de précaution

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Claude Viau et Suzanne Bisaillon, texte publié dans Travail et santé 22(3): 62-66, 2006

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Saviez-vous que dans les zones côtières des États-Unis, plus on vend de crème glacée l’été, plus il y a d’attaques de baigneurs par des requins ? Ce sont des données statistiques obtenues par une démarche scientifique rigoureuse. Devrait-on en conséquence cesser de vendre de la crème glacée pour réduire ce risque ? Serait-ce là une application souhaitable du principe de précaution ?

 

Dans le premier article de cette série sur le principe de précaution (1), nous avons présenté les grands principes qui devraient guider son application. Puisqu’un des éléments fondamentaux sur lesquels repose cette démarche concerne l’évaluation scientifique des données probantes existantes, nous abordons ici quelques une des considérations clés dans ce domaine.

 

CORRÉLATION ET CAUSALITÉ

L’exemple du requin et de la crème glacée est un classique de la mise en évidence de la différence entre corrélation et causalité (2). Dans la même veine, on a aussi démontré qu’il existe une corrélation statistiquement significative entre le décès et le fait d’avoir vu un médecin peu de temps auparavant (3). Cette observation n’est pas très rassurante si vous êtes hospitalisé ou à la veille de votre examen médical annuel. Mais on aura compris ici qu’il peut y avoir une corrélation ou une association statistique entre deux éléments, sans que l’un ne soit la cause de l’autre. On vend plus de crème glacée quand il fait chaud et c’est également dans ces conditions que les plages sont les plus fréquentées pour la baignade. De la même façon, les personnes déjà très malades sont les plus susceptibles de voir régulièrement un médecin à cause de leur état de santé déficient. Il n’est donc pas étonnant que ce soient celles-là les plus susceptibles de vivre leurs derniers jours. Pour rester dans le jargon médical, on peut dire que la corrélation est un symptôme de causalité, mais elle n’en est pas la preuve. De la même façon, un mal de ventre est un symptôme d’une intoxication grave au plomb, mais un mal de ventre n’indique pas forcément qu’il y a intoxication avec ce métal. Le célèbre écrivain Mark Twain a écrit qu’il y avait trois types de mensonges : les mensonges, les foutus mensonges et les statistiques. Cela en dit long sur la méfiance ou le sens critique qu’il faut conserver à l’égard des statistiques.

 

Cela étant dit, la preuve n’est plus à faire que l’analyse statistique demeure la meilleure façon d’étudier de façon objective les possibles associations entre divers éléments. Après avoir analysé les données recueillies sur deux éléments – qu’on appelle des variables – par un protocole fiable, le statisticien pourra déclarer par exemple qu’il y a une probabilité de plus de 95% pour qu’une corrélation existe entre ces deux variables. Autrement dit, ces deux variables sont corrélées de manière statistiquement significative. Le « symptôme » ayant été observé, il reste à vérifier la causalité. En ce qui concerne la consultation d’un médecin et du décès subséquent, on dira qu’il y a corrélation, mais pas de lien de causalité entre les deux observations. Les scientifiques se sont donné une série de critères pour établir cette causalité, dont les plus connus sont ceux de Bradford Hill dans le domaine de l’épidémiologie. L’application de ces critères ne se fait toutefois pas toujours de façon uniforme par divers spécialistes ou groupes de spécialistes (4) et il peut y avoir des opinions scientifiques divergentes sur un même sujet. Dans le cas des substances chimiques par exemple, après avoir constaté l’éventuelle corrélation entre l’exposition à une substance et un effet toxique, on examinera s’il est plausible, sur la base de nos connaissances actuelles, que cette substance ait pu être la cause de l’effet observé. On notera ici la prudence dans la formulation de la phrase précédente qui précise « sur la base de nos connaissances actuelles » puisque celles-ci évoluent dans le temps (5).

 

Le court développement des concepts de corrélation et causalité nous indiquent que la présence d’une bonne corrélation ne doit pas nous amener à recourir au principe de précaution sans pousser plus loin l’analyse de la situation.  Une décision doit avant toute chose être basée sur des données probantes, mais celles-ci doivent être analysées sous l’angle de la causalité avant la prise de toute décision, incluant l’application du principe de précaution.

 

CRÉDIBILITÉ DES SOURCES D’INFORMATION

La majorité des individus ou des organismes qui ont à évaluer une situation présentant un risque ne sont pas eux-mêmes des producteurs de connaissances scientifiques, mais plutôt des utilisateurs de l’information disponible, incluant des données scientifiques. Comment alors reconnaître les données fiables de celles qui le sont moins ou carrément pas? Deux des critères importants à cet égard sont : le caractère public des informations et leur publication dans des revues dotées de comités de lecture constitués de pairs. Un rapport interne, évaluant l’innocuité d’un produit, présente a priori moins de crédibilité qu’un article utilisant les mêmes données et tirant les mêmes conclusions publié dans une revue scientifique internationale réputée et publiquement accessible. Dans ce dernier cas, la méthodologie et la crédibilité des résultats sont scrutées par des spécialistes qui ne sont pas des collaborateurs ou des collègues immédiats des auteurs du rapport scientifique. Ce système n’est pas infaillible, comme l’a démontré l’histoire récente de la fraude scientifique du Sud Coréen Woo Suk Hwang au sujet du clonage de cellules souches embryonnaires (6, 7). Les travaux de ce dernier avaient pourtant été publiés dans la prestigieuse revue américaine « Science ». Mais si ce scandale a eu l’effet d’un tremblement de terre dans le monde scientifique, il demeure que le système de révision par les pairs reste encore ici le meilleur système permettant d’assurer la fiabilité des résultats scientifiques. Malheureusement, ce système concentre souvent son analyse en priorité sur la corrélation et nettement moins sur la causalité; le lecteur a la responsabilité, à la lumière des faits présentés, de tirer les conclusions qui s’imposent sur la causalité (8-10). Notons en passant qu’établir la causalité entre deux variables n’est pas synonyme d’extrapolation ou de généralisation des conclusions présentées.

 

Deux autres critères de jugement sur la fiabilité, plus délicats, tiennent à l’auteur des données et à l’organisation qui finance les travaux.

 

En science comme dans plusieurs autres domaines, il y a des étoiles dont on n’ose à peine remettre les travaux en question. Le profil typique de ces étoiles scientifiques comprend les éléments suivants : première personne à publier dans un domaine, plusieurs années de publication de données dans ce même domaine avec une méthodologie à la fine pointe de la technologie et participation à de nombreux comités scientifiques prestigieux. Il faut reconnaître là un certain nombre d’éléments qui construisent la crédibilité scientifique.

 

Quant aux conclusions d’études financées par des parties intéressées, elles sont systématiquement entachées d’un doute, avec malheureusement de trop nombreux exemples où ce doute s’est avéré fondé. Si une compagnie commercialisant des produits du tabac publie un rapport – ou finance une étude – démontrant l’innocuité de la cigarette sur la santé, la crédibilité des conclusions ne fera pas long feu. Curieusement, si un chercheur avec les mêmes sources de financement concluait à un risque encore plus élevé que ce qu’on avait cru jusqu’alors, les doutes seront moins nombreux quant à son honnêteté scientifique. On pourrait tenir exactement le même raisonnement sur la crédibilité de travaux financés par exemple par des groupes écologistes et qui établissent la gravité du risque présenté par un polluant. De la même façon qu’il faut examiner avec un sens critique la question des corrélations présentée en début de cet article, de même il faut éviter de déduire que toute recherche financée par des groupes d’intérêt est forcément entachée d’un biais en faveur du bailleur de fonds; il faut se poser beaucoup plus de questions.

 

EXPOSITION À UN RISQUE

Dans l’opération consistant à qualifier et quantifier l’importance d’un risque, celui-ci ne saurait être pleinement décrit sans prendre en compte l’exposition ou non à ce risque. Ainsi, dans un processus de gestion des risques, la situation idéale serait de connaître le degré d’exposition à un risque déterminé avant sa matérialisation permettant ainsi de l’anticiper et de le réduire. Dans l’application du principe de précaution, il peut être question de soustraire les personnes de l’exposition à un risque plutôt que d’éliminer le risque lui-même et ce, avant qu’on puisse en mesurer toute l’importance. Mais avons-nous la même incertitude sur l’exposition que celle entourant le risque lui-même ? C’est une possibilité bien réelle. La décision d’appliquer le principe de précaution pourra, dans certains cas, être le fait d’une incertitude sur l’exposition et non sur la toxicité intrinsèque d’une substance; pensons aux polluants de l’eau ou de l’air. Les questions entourant l’exposition à un risque et la mesure de cette exposition ont été présentées de manière détaillée dans plusieurs ouvrages décrivant les bonnes pratiques permettant d’obtenir des valeurs fiables sur la question (11).

 

Voici brièvement discutés, à partir de situations d’exposition à des substances chimiques, quelques éléments particulièrement importants en gestion des risques, avec ou sans l’application du principe de précaution.

 

Mesure de l’exposition dans les études épidémiologiques

Sauf pour les études dites prospectives, la mesure de l’exposition dans le cadre d’études épidémiologiques, est souvent une estimation, après le fait, tentant d’établir non seulement une corrélation entre une maladie ou un symptôme, mais aussi une causalité.  Les méthodes utilisées sont dans leur ensemble indirectes et ne permettent pas d’atteindre le niveau de fiabilité souhaité pour ce qui est de l’existence de sources de risque multiples, de la durée de l’exposition et de la mesure quantitative de cette exposition. Ne pas prendre en compte ces paramètres peut conduire à des erreurs provoquant des conclusions erronées, dans un sens ou dans l’autre. Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la détection des erreurs en proposant certains moyens pour les éviter (12); ces études elles-mêmes ne sont pas à l’abri de polémiques (13). Sans une telle prudence et une telle rigueur, l’analyse des études épidémiologiques dans les domaines intéressant la santé et la sécurité du travail pourrait conduire à des conclusions erronées.

 

Sensibilités particulières

Toute décision de gestion de risque liée à l’exposition à une substance toxique doit prendre en compte la catégorie d’individus potentiellement affectés : personnes âgées, personnes immuno-supprimées et enfants (14). Dans l’estimation de l’exposition, il faut tenir compte de ces particularités. Par exemple, la propension des enfants à porter à leur bouche la plupart des objets qu’ils saisissent amène le développement de méthodes spécifiques pour une mesure plus précise de l’exposition. Dans le même ordre d’idées, le fait que les enfants rampent au sol avant de marcher les expose d’une manière différente aux produits qui se volatilisent, comme le mercure (suite au bris des thermomètres par exemple), ainsi qu’aux particules ou autres substances denses dont la concentration est supérieure à ras du sol qu’à la hauteur où circule un adulte. Ne pas adapter la mesure de l’exposition à ces situations conduira à une sous-estimation dangereuse de l’exposition à un risque donné. Cela indique aussi que plus il y a de modes d’exposition possibles et moins bien ils sont caractérisés et mesurables directement, plus grande sera l’incertitude entourant les estimations des doses absorbées et des effets potentiels.

 

Biais et facteurs de confusion

L’évaluation de l’exposition en rétrospective doit aussi être conçue en tenant compte de l’existence de variables confondantes ou de sources multiples de l’agent toxique; il s’agit en l’occurrence plus de la spécificité que de la sensibilité de la mesure. Agir autrement introduit un biais important dans la validité des conclusions sur lesquelles reposeront nos stratégies de gestion des risques, en application ou non du principe de précaution.

 

Pour réaliser cette évaluation, des expertises diverses touchant la formulation de questionnaires d’enquête, la collecte et la conservation d’échantillons, les limites intrinsèques de la détection d’un élément, le traitement des données, en particulier l’agrégation de données doivent être mises à contribution. C’est la combinaison de ces expertises qui offre les meilleures garanties possibles quant à la justesse des conclusions tirées des études épidémiologiques. Ces conclusions pourront ainsi être utilisées avec confiance dans les interventions subséquentes pour limiter le risque. À cet égard, il ne faut pas négliger la contribution potentielle des sujets exposés eux-mêmes à l’estimation de l’exposition.

 

 ÉTUDES EXPLORATOIRES À GRANDES ÉCHELLES

Finalement, nous ne pouvons passer sous silence une nouvelle tendance qui consiste en l’établissement à grande échelle d’un relevé de la présence, chez les personnes, de certains éléments pour lesquels nous n’avons aujourd’hui aucune relation statistiquement significative ou causale avec une maladie ou un symptôme ou, pire encore, pour lesquels les effets délétères sont au stade de la théorie (15). Cette façon de faire pose aussi de sérieux problèmes éthiques. Nous pouvons aussi analyser la problématique sous un autre angle : avec l’augmentation significative de l’incidence d’une maladie – comme l’Alzheimer – il est plausible que dans un proche avenir on pourra établir une corrélation statistiquement significative avec une ou plusieurs substances toxiques. Comment établirons-nous alors le lien de causalité nécessaire pour agir ?  De beaux problèmes en perspective. On peut suivre la même logique pour l’asthme, les allergies en général ou certains cancers. Sans qu’il s’agisse du seul élément à considérer, la fiabilité des conclusions sera d’autant plus grande que la mesure de l’exposition à la substance en cause sera fiable.

 

CONCLUSION

Nous avons tenté de démontrer que l’utilisation à bon escient du principe de précaution repose au premier chef sur une évaluation scientifique rigoureuse des données probantes. « Pas de science, pas de principe de précaution » aimons-nous répéter. Ainsi, le seul fait de l’existence d’une corrélation statistique entre l’exposition à un facteur de risque et un effet délétère sur la santé ne doit pas suffire à déclencher une panoplie de mesures de gestion de risque. Dit autrement et sans détour, un décideur, sans formation scientifique adaptée à la situation sous étude, ne devrait pas prendre une décision basée sur le principe de précaution sans avoir recours à une évaluation par des experts compétents. Par ailleurs, en ce qui concerne les facteurs de risque de nature chimique, biologique ou physique, il faut considérer non seulement la toxicité intrinsèque de ces facteurs, mais également l’exposition, souvent difficile à estimer. Un agent extrêmement toxique auquel personne n’est exposé ne saurait représenter une menace à la santé et on ne doit pas forcer l’application du principe de précaution sur cette seule base. Or, l’incertitude touchant l’estimation de l’exposition peut parfois être aussi, si ce n’est davantage, importante que l’incertitude touchant la connaissance des effets toxiques. Dans un tel cas, l’évaluation que toutes les parties prenantes feront de la situation devra être d’autant plus rigoureuse.

 

Références bibliographiques

  1. Viau, C. et Bisaillon, S. (2006). La précaution en gestion des risques : un principe ou une attitude? Travail et santé 22, 42-45
  2. http://www.stat.tamu.edu/stat30x/notes/node42.html, consulté le 15 mai 2006
  3. http://www2.unil.ch/penombre/34/10.htm, consulté le 15 mai 2006
  4. Parascandola, M., Weed, D. L. et Dasgupta, A. (2006). Two Surgeon General's reports on Smoking and Cancer: a Historical investigation of the Practice of Causal Inference. Emerging Themes in Epidemiology 3, 1-11.
  5. Weed, D. L. et Hursting, S. D. (1998). Biologic Plausibility in Causal Inference: Current Method and Practice. American Journal of  Epidemiology 147, 415-425.
  6. Herskovitz, J. et Kim, J. (2005). De héros national à professeur maudit. In Le Devoir, pp. A3, Montréal, 30 décembre.
  7. Wohn, Y. (2006). Research Misconduct. Seoul National University dismisses Hwang. Science 311, 1695.
  8. Mandel, E. M., Rockette, H. E., Bluestone, C. D., Paradise, J. L. et Nozza, R. J. (1987). Efficacy of Amoxicillin with and without Decongestant-Antihistamine for Otitis media with Effusion in Children. Results of a Double-Blind, Randomized trial. New England Journal of Medicine 316, 432-437.
  9. Cantekin, E. I., McGuire, T. W., et Griffith, T. L. (1991). Antimicrobial Therapy for Otitis Media with Effusion ('secretory' otitis media). Journal of the American Medical Association 266, 3309-3317.
  10. Rennie, D. (1991). The Cantekin Affair. Journal of the American Medical Association 266, 3333-3337.
  11. Armstrong, B.K., White, E. et Saracci, R. (1994) Principles of Exposure Measurement in Epidemiology, Monographs in Epidemiology and Biostatistics series, Oxford University Press, U.S.A., réimpression 2001, 368 pages.
  12. Zeger, S. L., Thomas, D., Dominici, F., Samet, J. M., Schwartz, J., Dockery, D., and Cohen, A. (2000). Exposure Measurement Error in Time-series Studies of Air Pollution: Concepts and Consequences. Environ. Health Perspect. 108, 419-426.
  13. Zeger, S. L., and Diggle, P. J. (2001). Correction: Exposure Measurement Error in Time-Series Air Pollution Studies. Environmental Health Perspectives 109, A517.
  14. Ozkaynak, H., Whyatt, R. M., Needham, L. L., Akland, G., and Quackenboss, J. (2005). Exposure Assessment Implications for the Design and Implementation of the National Children's Study. Environmental Health Perspectives 113, 1108-1115.
  15. Centers for Disease Control and Prevention (CDC). National Center for Environmental Health (2005). Third national Report on Human Exposure to Environmental Chemicals. http://www.cdc.gov/exposurereport/3rd/, consulté le 24 mai 2006.