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«La lettre au XVIIIe siècle et ses avatars. Collège universitaire Glendon, Université York, Toronto, Canada. 29 avril - 1er mai 1993», Bulletin de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 11, juin 1993, p. 31-34.

Benoît Melançon

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Pour discuter des diverses manifestations de la lettre au XVIIIe siècle, Georges Bérubé et Marie-France Silver ont rassemblé, pour un colloque de trois jours, des chercheurs de l’Allemagne, du Canada, des États-Unis et de la France. En plus des communications consacrées à des auteurs ou à des problèmes particuliers, trois grands axes de réflexion se dégagent de ce colloque.

Malgré les travaux de précurseurs comme Bernard Bray (l’Art de la lettre amoureuse, 1967), ce n’est que récemment que l’on a commencé d’interpréter de façon systématique les manuels épistolaires, ces «extraordinaires conservatoires de valeurs morales et sociales» (Marie-Claire Grassi). À Toronto, trois participants abordaient cette question et montraient la vitalité de ce type d’approche : Janet Altman (University of Iowa) a comparé des manuels français (Puget de la Serre, Philipon de la Madeleine, le Secrétaire des Républicains) et des manuels anglais (la «veine narrative» y est importante, y compris chez Richardson), ces deux traditions étant «imperméables» l’une à l’autre au Siècle des lumières; Geneviève Haroche-Bouzinac (Versailles et Saint-Quentin) a retracé l’évolution du goût épistolaire entre 1689 et 1747 grâce aux nombreuses versions, françaises, hollandaises et suisses, du recueil des Plus Belles Lettres de Pierre Richelet; Michel Bareau (University of Alberta) a présenté un Nouveau secrétaire anonyme publié en 1745 à Amsterdam qu’il considère comme un «parfait éteignoir de l’individualisme».

Plusieurs communications ont porté sur la Nouvelle-France. Réal Ouellet (Université Laval) et Jack Warwick (Université York) se sont interrogés sur les rapports entre la lettre et la relation de voyage, le premier chez Lahontan et Charlevoix (celui-ci est beaucoup moins sensible aux multiples ressources de l’épistolaire que celui-là), le second chez Lafitau (pour sa «narrativisation du savoir scientifique», le Mémoire sur le ginseng de 1718 se sert de la lettre). William Eccles (University of Toronto) a suivi pas à pas les étapes du commerce épistolaire officiel entre les colonies et la mère patrie, surtout dans les archives du ministère de la Marine à Versailles. Bernard Andrès (Université du Québec à Montréal) et Benoît Melançon (Université de Montréal) se sont penchés sur deux acteurs de la guerre de la Conquête de 1760 : Pierre-Joseph-Antoine Roubaud, «prince des faussaires» selon Gustave Lanctot, «agent triple», auteur des Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm […] écrites dans les années 1757, 1758 et 1759; Louis-Antoine de Bougainville, le célèbre voyageur, qui a séjourné au Canada de 1756 à 1760, sans y découvrir le Bon Sauvage.

L’écriture féminine a fait l’objet de nombreuses présentations et discussions. Monique Moser-Verrey (Université Laval), étudiant les lettres d’Isabelle de Charrière et de Constant d’Hermenches (1760-1776), a insisté sur la nécessité de mieux définir l’«oralité» épistolaire dans toutes ses dimensions (verbales, paraverbales, non verbales) afin de dépasser les propos convenus sur la lettre comme dialogue ou comme conversation. C’est également dans une perspective linguistique qu’Isabelle Landy (Université de Paris-VII) a abordé l’œuvre de madame de Graffigny, en analysant ses choix lexicaux (archaïsmes, mots populaires, régionalismes) dans les Péruviennes et dans sa correspondance familière et en les comparant à ceux de madame de Sévigné, «déesse tutélaire de l’épistolarité». Rosena Davison (Simon Fraser University), qui prépare une édition critique des Conversations d’Émilie de madame d’Épinay, a fait voir comment ses missives permettaient aux dames de la cour de Saxe-Gotha de se mettre au fait de la vie parisienne, notamment de la mode de la capitale. Le thème de l’amitié épistolaire, jamais très éloigné de celui du commerce amoureux, a été mis en relief chez Sophie Cottin (Catherine Cusset, Yale University) et chez madame Roland (Brigitte Diaz, Université de Paris-VII, sur les années 1767-1780; Marie-Laure Girou-Swiderski, Université d’Ottawa, sur les années 1790-1792). Une dynamique triangulaire est à l’œuvre dans chacun de ces corpus : qu’il s’agisse des relations entre Sophie Cottin, Bernardin de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau (ce «tiers absent»), entre madame Roland, son mari et Bancal (ils rêvent de fonder un nouveau Clarens sous la Révolution), ou entre la jeune Manon Phlipon (la future madame Roland) et les sœurs Canet (on sent l’influence de la Nouvelle Héloïse dans cet échange), il semble toujours y avoir, dans chacune de ces correspondances, implicitement ou explicitement, une telle figure. On la retrouve également dans les Lettres au cher fils d’Élisabeth Bégon, qu’ont examinées Nicole Deschamps et Martin Robitaille (Université de Montréal) : elle est constituée de madame Bégon, de son gendre, Michel de Villebois de la Rouvillière, et de la fille de celui-ci, la petite Marie-Catherine, ce «tiers inclus». Marie-Claire Grassi (Université de Nice) a démontré que les lettres féminines, qu’elles soient reconnues ou non par l’institution littéraire (son corpus était constitué de lettres de la moyenne noblesse de 1760 à 1820), sont soumises aux mêmes impératifs rituels, stylistiques, thématiques.

À côté de ces thèmes récurrents, diverses questions particulières ont été abordées. Dans sa conférence d’ouverture, David Smith (University of Toronto) a souligné les enjeux des choix éditoriaux en matière de publication — faut-il choisir la littéralité ou la lisibilité ? —, en prenant ses exemples dans un très vaste éventail d’éditions (Condorcet, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot, madame de Graffigny, Helvétius, Morellet, Chateaubriand, Zola). Les rapports de la lettre et de la peinture ont donné lieu à une communication de Deirdre Dawson (Georgetown University), la vingtaine de «tableaux épistolaires» de Fragonard lui servant de corpus principal. Alain Nabarra (Lakehead University) s’est intéressé, pour la période qui précède la Révolution, à la lettre comme forme autonome du discours journalistique (chez madame du Noyer, notamment), puis à la lettre (dans le journal, avec le journal, au journal) comme élément constitutif de celui-ci. Cinq auteurs ont finalement été traités. Santé Viselli (University of Winnipeg) a décrit la transposition des Lettres édifiantes des Jésuites qu’a faite Montesquieu dans le 13e chapitre du 5e livre de l’Esprit des lois. Audrey Rosenberg (University of Toronto) a mis en lumière le spinozisme «de seconde main» des Lettres choisies de Simon Tyssot de Patot (1726, 2 vol.). Constance Cartmill (Queen’s University) et Marc Buffat (Université de Paris-VII) n’ont pas choisi les lettres familières de Diderot, mais plutôt ses lettres publiques, la première interrogeant la «paralettre» (comme Genette parle de «paratexte») de la Lettre sur les aveugles et de la Lettre sur les sourds et muets pour comprendre les stratégies d’adresse du signataire, le second la métaphore sonore, puis les notions de sensibilité et de sentiment, dans le débat avec le sculpteur Falconet sur la postérité (s’y opposent une conception dualiste et une conception moniste du monde). Bernard Bray (Universität des Saarlandes) a proposé une analyse de la correspondance entre un hibou (Voltaire) et un aigle (le prince de Ligne), et en a profité pour réhabiliter l’œuvre épistolaire du second, mais en montrant que toutes ses lettres n’ont pas le même statut, certaines ayant été remaniées en vue de leur publication.

Riche en perspectives nouvelles et en lectures précises, ce colloque s’est clos sur une présentation des rapports de séance des cinq rapporteurs désignés par les organisateurs. Jusqu’au bout, «La lettre au XVIIIe siècle et ses avatars» aura été un lieu d’échanges et de discussions.

Les Éditions du GREF (Groupe de recherche en études francophones) du Collège universitaire Glendon prévoient une publication rapide des Actes.


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