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«“Art épistolaire et art de la conversation en France à l’époque classique”. Colloque de Wolfenbüttel (Allemagne). 7-10 octobre 1991», Bulletin de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 8, décembre 1991, p. 10-14.

Benoît Melançon

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Du 7 au 10 octobre 1991, la Herzog August Bibliotek de Wolfenbüttel a accueilli le colloque «Art épistolaire et art de la conversation en France à l’époque classique». Financé par la Fondation Volkswagen et organisé par les professeurs Christoph Strosetzki (Münster) et Bernard Bray (Sarrebruck), ce colloque a réuni vingt-trois chercheurs venant de six pays. La plupart des participants ont travaillé sur la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles, mais quelques-uns ont abordé d’autres corpus (l’Antiquité, l’Italie du XVIIe siècle, la littérature espagnole).

Dietmar Schmitz (Oberhausen) et Marc Fumaroli (Paris) ont rappelé l’importance des modèles latins et néolatins dans l’élaboration d’une rhétorique de la lettre. Le premier a fait leur historique, en remontant de l’Antiquité latine (Cicéron, Sénèque, Quintilien, Pline, Jules Victor) jusqu’à Guillaume Budé, Érasme et Juste Lipse, en passant par l’Antiquité tardive (saint Augustin, saint Ambroise) et le Moyen Age (Jacques de Dinant). Le second s’est penché sur la place de la «vertu d’amitié» dans l’œuvre de Cicéron afin de prouver que la conversation, écrite et orale, est bel et bien un genre littéraire et de commencer à dessiner la «configuration» de cette pratique. Il a également mis à contribution des écrits de Plutarque, de Macrobe, de Quintilien et de Pétrarque.

La majorité des communications portait sur le XVIIe siècle. Viviane Mellinghoff-Bourgerie (Bochum) a insisté, au sujet des lettres de direction spirituelle de François de Sales à la comtesse Jeanne de Chantal, sur l’impossibilité du dialogue entre les épistoliers, vu leurs positions «asymétriques». Ulrike Michalowsky (Kassel), après avoir déploré la réception limitée des lettres de Malherbe, a montré comment l’écrivain, dans sa correspondance, se faisait «historiographe épistolaire». En conclusion à sa description du style des lettres de Racine à sa sœur, Giovanni Bonaccorso (Messina) a postulé que le dramaturge n’y serait pas écrivain, parce que soumis à l’«empire des façons». Bernard Bray, commentant l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin, a noté que l’amour y est représenté de trois façons : il se dit, il s’écrit (par lettres et billets) et il se fait, mais que la conversation a préséance sur l’écriture. Pour Jürgen Grimm (Münster), la découverte d’une «voix personnelle» est l’apport majeur de la Relation d’un voyage de Paris en Limousin à la poétique de La Fontaine; par la découverte d’une «esthétique de la diversité», le futur auteur des Fables parvient à «sublimer son exil en acte de littérature». Madame de Sévigné a fait l’objet de deux communications. Isabelle Landy-Houillon (Le Mans) a suggéré d’utiliser les outils de la linguistique et de la pragmatique afin de penser les paradoxes de l’écrit et de l’oral dans ses lettres, tout en signalant que l’acception du mot conversation n’était pas la même au XVIIe siècle qu’aujourd’hui et qu’il convenait donc de mener des recherches lexicographiques avant de tenter de définir l’oralité classique. Roger Duchêne, pour sa part, a distingué la lettre de la conversation et tracé les limites de la métaphore réunissant les deux pratiques, avant de s’attacher au rendu des conversations dans l’œuvre de la marquise. Philippe Hourcade (Paris) a proposé un «panorama varié» des types de conversations rapportées dans les Mémoires de Saint-Simon et souligné l’importance de leur fonction dans la «trame narrative» de l’ensemble.

Quelques auteurs moins prestigieux que Madame de Sévigné, La Fontaine ou Saint-Simon ont été analysés. Yves Giraud (Fribourg) a présenté les divers Secrétaires publiés par Puget de La Serre et, plus spécifiquement, le traitement qu’ils réservaient à la lettre d’amour et à la conversation amoureuse : ces manuels, qui, malgré leur large diffusion, ont longtemps été passés sous silence par la critique, témoignent par leur évolution d’une modification du statut de l’épistolaire dans la littérature et la société. Mechtild Albert (Francfort) a lu la conversation féminine dans la Prétieuse de l’abbé de Pure dans une triple perspective (pragmatique, idéologique, narratologique) pour montrer la circulation, entre le discours des femmes et celui des hommes, de l’oralité et de l’écriture, de la polyphonie et du monologue. Giovanna Malquori-Fondi (Naples) a conclu de sa lecture de Amitiés, amours et amourettes de Le Pays et du Commerce galant de Pradon que la communication par lettres y conduisait à l’échec amoureux. Yvonne Bellenger (Reims) a tiré de l’oubli le Nouveau Voyage d’Italie (1691) de Misson et s’est demandé si ce texte n’était pas un des premiers exemples publiés en France de relation de voyage par lettres. Elle a étudié les propos liminaires de l’auteur, le rôle du destinataire et le contenu «extrêmement critique» de l’ouvrage.

Plutôt que de se consacrer à un auteur en particulier, cinq conférenciers ont choisi d’aborder les rapports de la lettre et de la conversation dans une perspective plus large. Bernard Beugnot a démontré la nécessité d’une typologie et d’une histoire de l’inclusion de la voix de l’autre dans la lettre : quelles sont les «métamorphoses» que subit cette voix ? Quelles sont les «équivalences» que doit découvrir l’épistolier pour la rendre ? Comment décrire le «feuilletage» des voix dans la lettre ? Alain Montandon (Clermont-Ferrand), Raffaele Morabito (L’Aquila) et Volker Kapp (Erlangen) ont choisi comme objet d’étude divers types de manuel parus au XVIIe siècle : le premier a examiné le concept de bienséance dans les traités européens de savoir-vivre et ainsi mis au jour une «sémiologie de la socialité»; le deuxième a révélé la place de la dissimulation et du silence dans les manuels épistolaires et les recueils de lettres en Italie; le troisième, enfin, a suivi l’évolution de l’art de la conversation dans les manuels oratoires français en faisant ressortir le passage de l’urbanité à la galanterie et le refus de la rhétorique de la persuasion affiché par ces traités. La comparaison de l’Amadis de Gaule, de l’Heptaméron et de l’Astrée a permis à Harald Wentzlaff-Eggebert (Cologne) de réfléchir au rôle de la conversation dans la littérature narrative, chacun de ces textes représentant une étape dans l’histoire de l’oralité romanesque.

Le XVIIIe siècle a été abordé dans quatre communications. Janet Altman (Iowa City), à partir d’un corpus de manuels épistolaires, a distingué les manuels français des anglais, eu égard, en particulier, au public lecteur, puis brossé un tableau du genre jusqu’en 1789, avant de souligner les tentatives d’innovation de Philipon de la Madeleine, de René Milleran et de l’auteur d’un manuel anonyme publié dans la Bibliothèque bleue en 1736. Christoph Strosetzki a opposé les conceptions de la conversation des manuels d’éducation des XVIIe et XVIIIe siècles : l’utilitarisme s’est substitué à l’ornement rhétorique, ce dont témoigne l’importance accrue accordée au contenu objectif des conversations, à la vertu et à la bienfaisance. Chez Voltaire, la pratique du billet, comme l’a indiqué Geneviève Haroche-Bouzinac (Le Chesnay), doit être distinguée de l’ensemble de l’activité épistolaire, à cause de son refus du formalisme et de sa relation immédiate avec la parole vive. Le billet est une forme de communication dans laquelle l’aisance est primordiale. La correspondance de Diderot a servi d’exemple à Benoît Melançon (Montréal) pour l’élaboration d’une typologie des rapports de la conversation et de la lettre au XVIIIe siècle; dans sa communication, il ne s’est toutefois intéressé qu’à un aspect de ces rapports, soit l’utilisation de la lettre reçue par l’épistolier.

D’une telle diversité d’objets et d’approches, ainsi que des fécondes discussions qui ont entouré chacune des présentations, peut-on isoler quelques lignes de force ? Au risque de limiter la richesse des communications, on retiendra quatre sujets qui, sans faire l’unanimité, semblent rendre possible un regroupement des nombreuses recherches en cours. On notera d’abord la très grande importance accordée aux manuels en vogue à l’époque classique (même si tous ne s’entendent pas sur l’effet réel de ces écrits sur les pratiques individuelles) : manuels de correspondance (Morabito, Altman), de conversation (Giraud), de savoir-vivre (Montandon), d’éducation (Strosetzki). La coïncidence de ces recherches avec celles du groupe de Roger Chartier (voir la Correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991) montre qu’il y a là un champ vers lequel des chercheurs venus d’horizons divers, géographiques aussi bien que disciplinaires, paraissent converger. L’étude des manuels devrait entraîner, par ailleurs, une réflexion sur le statut du lieu commun, et donc de la répétition, dans la lettre : plusieurs des conférenciers entendus lors du colloque de Wolfenbüttel (Schmitz, Mellinghoff-Bourgerie) ont en effet rappelé que la lettre se nourrit des topoï de celles qui l’ont précédée. La nécessité de modèles formels plus précis s’est également imposée. D’une part, une meilleure description des traits propres à la lettre et à la conversation permettrait de mieux comprendre chacune de ces formes très souvent posées en simple relation d’équivalence (Michalowsky, Fumaroli, Beugnot, Landy-Houillon, Haroche-Bouzinac, Duchêne, Melançon). D’autre part, il importerait, pour mieux élaborer ces modèles formels, d’analyser plus précisément la place et le rôle de la conversation dans d’autres genres que la lettre : la littérature narrative (Albert, Bray, Malquori-Fondi, Wentzlaff-Eggebert), le récit de voyage (Grimm, Bellenger), les Mémoires (Hourcade). L’inscription historique et sociale des textes épistolaires, finalement, a été au centre de plusieurs réflexions : la pratique de Racine (Bonaccorso) n’est certes pas la même que celle de Cicéron, de François de Sales ou de Voltaire, de même que les lieux d’où l’on écrit et où l’on parle varient selon les époques et les pays. La richesse des travaux critiques sur l’épistolaire se trouve, entre autres choses, dans la confrontation de ces différents objets d’étude entre eux.


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