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Compte rendu de la Fortune de Fletch (Paris, Fleuve noir, 1984, 309 p.) et Fletch s’amuse (Paris, Mazarine, 1984, 246 p.) de Gregory McDonald, et de Passage des singes de Jean-François Vilar (Paris, Presses de la Renaissance, 1983, 256 p.), «Polars d’aujourd’hui», Spirale, 47, novembre 1984, p. 10.
Benoît Melançon
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Comment un genre qui semble aussi stéréotypé que le polar peut-il se renouveler ? Toutes les formes n’en ont-elles pas été utilisées, les intrigues exploitées, les combinaisons épuisées ? À ces questions, Gregory McDonald et Jean-François Vilar répondent de façon complémentaire, malgré leur apparente opposition : l’un prône la modernisation du roman noir, l’autre, sa modernité.
Un renouveau thématique
Le héros de polar semble pour McDonald la source de tout renouvellement : à roman d’aujourd’hui, personnage actuel. Un premier héros, appelons-le Irwin Maurice Fletcher, dit Fletch, a combattu au Viet-nam, mais refusé l’Étoile de bronze. Il a connu la révolution sexuelle sans se départir d’un certain idéalisme, voire d’une naïveté teintée de puritanisme. Dans une société vouée à la communication, il est journaliste, mais préfère se consacrer à un livre sur un peintre. Dans une autre série de romans, le héros, Francis Xavier Flynn, dit Flynn, est inspecteur de police et mélomane, agent secret et bon père de famille, amateur d’infusions et enfant prodige recyclé dans la philosophie. Le second est aussi irlandais que le premier peut être américain. On suivra toutefois avec difficulté les pérégrinations des deux héros, tous les romans de McDonald traduits en français ayant été publiés par des maisons d’édition différentes.
Dans la Fortune de Fletch, le reporter millionnaire doit espionner, sous la pression de ce qu’il croit être des agents du ministère du Revenu et de la CIA, ses collègues journalistes lors d’un congrès national de l’Association des journalistes américains. Coup de théâtre : le président de l’Association est assassiné. Le roman est constitué de la double enquête de Fletch (espionnage et meurtre) et entrecoupé de tranches d’écoute électronique, Fletch étant équipé d’un matériel audio sophistiqué. Malgré l’intérêt du procédé narratif, l’intrigue est un peu lâche, la traduction sans relief, la conclusion tirée par les cheveux. Si on ne s’ennuie pas à la lecture de ce polar, c’est que McDonald sait y faire.
C’est plus évident à la lecture de Flynn s’amuse, deuxième volume des aventures familiales et policières de Flynn, agent numéro 13 de l’organisation secrète No Name planqué dans la police de Boston à cause de l’accalmie sur la scène mondiale. Flynn est ici aux prises avec un difficile problème d’échecs, le vol du violon d’un de ses fils, l’éducation sexuelle d’un autre, la Ligue des Surplus Humains de Cambridge, Massachusetts, un adjoint incompétent, la découverte d’une main dans son jardin et l’explosion en plein vol d’un Boeing 707. La multitude des intrigues permet à McDonald, comme dans le savoureux Fletch, à table (Fayard noir, 1981), de nous présenter un véritable feu d’artifice de dialogues. Les personnages sont campés en quelques mots, les reparties et les bons mots abondent, l’esprit est partout présent. Comme dans la Fortune de Fletch, c’est davantage le ton qui compte que l’intrigue : c’est ici un vrai régal, en dépit d’une traduction assez terne.
En modernisant ses héros et les situations dans lesquelles il les plonge, Gregory McDonald rejoint un large courant du polar actuel qui vise à mettre au goût (préjugé) du jour des situations classiques : Fletch cédera-t-il au chantage ? Trouvera-t-il le meurtrier de Walter March ? Flynn résoudra-t-il 118 assassinats d’un coup ? L’expérience n’est pas sans intérêt, loin de là, mais on comprendra qu’elle a d’abord des fondements éditoriaux : l’institution littéraire repose, entre autres, sur un constant roulement commercial. Les héros ne sont pas tous éternels.
Polar et mythes
Inversement, c’est sur les mythes du polar traditionnel et leur dépassement que jouent de jeunes romanciers (surtout francophones) : Jean-Patrick Manchette, Jean Échenoz, Hervé Prudon, le Delacorta de Diva, Nana et Rock. Et Jean-François Vilar, dont le deuxième roman, Passage des singes, est clairement situé du côté de la modernité.
Victor Blainville est photographe. Il aime Paris, «la vie simple», ses chats. Il est bien sûr divorcé, ex-gauchiste, plutôt alcoolique. Acoquiné autant avec les danseuses de peep-show qu’avec les patrons de presse à la mode, il semble connaître un peu toute cette faune fashionable qu’il faut fréquenter aujourd’hui. Cela ne lui nuira certes pas : «hommes d’habitudes» («Parfois, je me demande si je gagne à être connu»), Blainville se retrouve subitement mêlé à un trafic international d’œuvres d’art où les règlements de compte sanglants se multiplient. Pour survivre, tout lui sera nécessaire, même son érudition sur les bordels de luxe de Paris.
Dérangé par les événements plutôt qu’impliqué en eux, Blainville semble se laisser mener au gré du courant, mais il n’en est rien. Le cynisme de celui qui est bien revenu des golden sixties n’est pas qu’un effet de mode; c’est le signe d’un nouveau rapport au monde, qu’on pourrait appeler utilitaire. Digne émule de la me generation, Blainville a appris à s’en tirer dans un monde que, par principe, il voudrait rejeter. Il sortira de l’affaire un peu plus désabusé, mais en vie. Son appartement sera en ruines, une foule de morts traînera derrière lui. Il aura par contre tout fixé sur pellicule. N’a-t-il pas déjà réussi, grâce à la photo, à éviter que le Passage des singes ne sombre dans l’oubli ? Mémoire de l’œil, la photographie est ici motif et thème narratifs.
Le roman de Vilar est un polar classique (Dennis Locke, l’artiste sur lequel enquête Blainville, est-il mort ou vivant ?), ainsi qu’une réflexion sur l’art et la littérature, la ville et la violence. Par une utilisation particulièrement réussie du style indirect libre, Vilar ne cesse en effet d’indiquer son rapport à la littérature : on tue ici, certes, mais surtout on écrit et on se regarde écrire. Pas de naïveté : «La vie est un roman noir» et Vilar ne le perd jamais de vue. Références littéraires, politiques et artistiques, activités mondaines du jet set parisien, réflexions sur la vérité et le mensonge : tout pourrait rendre les pages des Vilar «belles comme des apparences». Par l’opposition entre être et paraître, le roman est pourtant beaucoup plus qu’un texte à la mode doublé d’une anecdote policière. La plongée de Blainville dans un monde dont les règles lui échappent, c’est la nôtre — exacerbée.
La renaissance du polar viendra-t-elle de textes modernes comme ceux de Vilar ou de ceux modernisés de McDonald ? La question est ouverte et le restera : pourquoi faudrait-il choisir ?
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