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Compte rendu de les Exagérés de Jean-François Vilar (Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1989, 351 p.), «Pour une esthétique du ravage», Spirale, 89, été 1989, p. 14.
Benoît Melançon
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«Il y a des femmes qui se maquillent, dit-elle, moi je me blesse.» Entrer dans un roman de Jean-François Vilar, c’est risquer à tout moment de tomber sur des personnages comme cette Mona (image «esquintée», «usée») qui confond cicatrices et soins de la peau. Elle est étrange, certes, pas plus pourtant que cet ex-inspecteur de police, Villon, «loser ontologique» passant des heures devant son ordinateur pour tenter de mener Max hors de la City informatisée, mais terrorisé dès qu’il met les pieds dans la ville réelle. La galerie de personnages convoquée dans les Exagérés n’a d’équivalent que celle du musée Grévin, d’où se met en branle ce roman noir pas du tout comme les autres (il n’est pas innocent qu’il soit publié dans une collection «d’avant-garde», «Fiction & cie»). Chaque rebondissement de l’intrigue (intrigue ?) est lié au caractère exceptionnel des êtres créés par Vilar et à un lieu, Paris. Amateur d’enquêtes minutieusement décrites et de personnages stéréotypés, s’abstenir.
Traces
Dans les Exagérés, Victor Blainville, personnage fétiche de Vilar, est mêlé sans le vouloir (mais la volonté a-t-elle une place ici ?) à une obscure histoire de vol de figures de cire au musée Grévin et au tournage d’un film, remake que la star vieillie de l’original veut empêcher, tout cela sur fond d’attentats terroristes (Paris, septembre 1986) et de manifestations étudiantes. Les choses se compliquent du fait que le film que veut tourner Adrien Leck porte sur la Révolution française, et plus précisément sur le personnage de Marie-Thérèse Louise de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe, confidente de Marie-Antoinette assassinée lors des massacres de septembre 1792. Or (or ?) c’est la tête de la princesse qui a été subtilisée au musée Grévin. Se superposent alors le récit des journées de 1792 et le tournage du film, 1789 et le terrorisme contemporain, les revendications des sans-culottes et celles des enfants de Mai-68.
Certains romans, pour ne prendre que deux exemples, fonctionnent à l’esbroufe ou aux quiproquos et autres hasards objectifs; ceux de Vilar carburent à l’érudition. Celle de Blainville, homme de passions rares, est phénoménale, couvrant aussi bien l’histoire révolutionnaire (certaines pages ne dépareraient pas le plus historique des romans historiques) que la confection des personnages de cire (Victor a fréquenté toute sa vie le musée Grévin, dont il est le photographe officiel), le cinéma que la littérature holmesienne («J’avais pris mon parti de ne pas savoir exactement où Watson avait été blessé lors de sa campagne d’Afghanistan (à la cuisse, au genou ?)»). Cette érudition n’est pas que simple étalage; dans un univers en décomposition («Un pas, le sol qui se dérobe, comme de plus en plus souvent»), Blainville, entre dandysme et désespoir, déambule et collectionne, mémoire d’un monde qui ne veut pas se souvenir.
Images
Dans Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, auteur de la même génération que Vilar, quelqu’un déclare que «Le photographe n’est pas un témoin; son film est là pour jouer ce rôle». Malgré qu’il soit au centre des relations entre les personnages, Victor Blainville essaie, de même, de rester en retrait des événements. Tel le personnage joué par William Holden dans Sunset Boulevard («un film épatant»), il se tient auprès de la star déchue au moment de son dernier retour, mais, contrairement à la Gloria Swanson du film de Wilder, Anna Fried n’a pas besoin d’un Erich von Stroheim, mentor pâmé d’amour : elle tire toutes les ficelles, personnage de la nuit rêvant des derniers feux de la rampe. L’appareil photo de Blainville immortalisera la star, mais c’est elle qui a choisi son image. On ne montre pas à une vieille vedette à faire sa sortie.
La position de Blainville dans le roman est d’autant plus difficile à tenir qu’il se voit obligé de participer au tournage du film de Leck, tout en étant le confident de celle qui désire l’empêcher. Pour remplacer un comédien blessé, Blainville doit interpréter le rôle du «mal-aimé de la Révolution», le journaliste et polémiste Jacques-René Hébert, chef de file des Exagérés. C’est dans les pas de celui que Ferdinand Brunot appelait l’«Homère de l’ordure» que Blainville va marcher : le rédacteur du Père Duchesne était-il présent lors du procès de la princesse de Lamballe ? Blainville s’identifie à Hébert (ils ont tous deux la même «réceptivité aux ondes de la rue»), mais son érudition, jamais prise en défaut, ne lui sert pas à réhabiliter l’image du journaliste; par elle, il tente de comprendre de l’intérieur ce qu’a été un épisode de la Révolution, dans un lieu précis. «Le seul grand reportage qui m’intéresse, c’est de savoir comment fonctionne ce coin de Paris, celui-là ou un autre, cette ville tout entière. Bien la voir.»
La question de la mémoire urbaine est au centre de tous les romans de Vilar. Dans Passage des singes (Presses de la Renaissance, 1983), la réflexion passait par l’œuvre du photographe Eugène Atget. Parce que la photographie n’existait pas en 1789, la mémoire de cette époque est celle de la cire. Tous les principaux personnages révolutionnaires sont passés, à un moment ou un autre, entre les mains de Curtius ou de la célèbre Madame Tussaud : nos images de la Révolution sont celles du musée Grévin. La métaphore de la photographie est confrontée, dans les Exagérés, à celle du moulage en cire. Au voyeurisme de l’appareil photo, qui suppose une certaine passivité du sujet, répond la volonté des modèles révolutionnaires de passer à la postérité. La mémoire, qui est aussi affaire de technique, ne propose pas toujours les mêmes signes — c’est à celui qui les lit de les interpréter («Tout en ordre. Lequel ?»).
Cartographies
Les Exagérés pourraient n’être qu’une succession de portraits, mais le personnage principal n’est ni Blainville, ni Anna Fried, ni Leck, ni Villon — c’est Paris. La ville ancienne, celle de la Révolution, est à lire comme le palimpseste de la ville contemporaine : «à Paris tout se tient». L’enquête ne porte guère sur le vol des figures du musée Grévin ou sur la possibilité de tourner ou non le remake de la Princesse. Ce qui importe, c’est de découvrir les lieux de la Révolution encore vivants dans le Paris d’aujourd’hui, de les préserver, sinon physiquement, du moins par le travail de la mémoire, de «collectionner les indices», dit Blainville.
Paris, dans les romans de Vilar, est une ville menacée. L’action de Bastille Tango (Presses de la Renaissance, 1986) se déroulait place de la Bastille au moment de la destruction de divers édifices en vue de la construction du nouvel Opéra. La superposition des époques dans les Exagérés permet de montrer l’évolution de la ville, ce qui d’elle change, disparaît, meurt. Les lieux de l’action sont ravagés (par le temps, par l’homme) : là un cinéma ou un restaurant, ici un hôtel particulier en voie de rénovation ou des rues rayées de l’histoire. Les deux figures emblématiques du rapport à la ville chez Vilar, réunies dans le personnage de Blainville, sont le marcheur et le collectionneur : à chaque sortie, le premier prend possession de la ville, l’investit, la fait sienne («Paris, mon terroir»); le second en est la mémoire, ce qui lui assure existence et pérennité.
Malgré les ravages subis par la ville, elle-même peuplée d’épaves plus ou moins sympathiques, tout n’est pas perdu, car il y a ici une esthétique, un style, une écriture. Jean-François Vilar n’est évidemment pas le premier à écrire la décomposition d’une ville et la nécessité de la mémoire, mais il le fait d’une façon unique dans l’univers du roman noir français contemporain. Paris, qui est le lieu de la «dernière utopie», ne sera pas sauvée et le remake ne sera jamais présenté. Cela n’a aucune importance : une œuvre est là. «Le vrai héros s’amuse tout seul», dit Novalis, placé en exergue. Si c’est vrai de Blainville, ce ne l’est pas du lecteur : le plaisir est partagé.
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