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«Discours et pratiques de l’intime au Québec. (Université du Québec à Trois-Rivières, 5 et 6 novembre 1992)», Bulletin de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 11, juin 1993, p. 29-31.
Benoît Melançon
Identifiant ORCID : orcid.org/0000-0003-3637-3135
Les 5 et 6 novembre 1992, s’est tenu à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), sous les auspices de son Centre d’études québécoises, un colloque consacré aux «Discours et pratiques de l’intime au Québec». Fidèles à la mission interdisciplinaire du Centre, les organisateurs, Manon Brunet et Serge Gagnon, avaient rassemblé pour l’occasion des littéraires, des anthropologues, des historiens, des sociologues, des psychanalystes, des ethnologues; la rencontre de ces spécialistes a permis de fructueux échanges, dans lesquels la mise en commun de méthodes et de principes a permis de voir comment les différentes disciplines peuvent collaborer à la définition de cette chose complexe qu’est l’intimité.
Des quatorze communications du colloque, cinq portaient spécifiquement sur l’épistolaire. L’historien Serge Gagnon (UQTR) a d’abord présenté une étonnante lettre découverte dans les archives d’un périodique québécois, la Terre de chez nous. Cette lettre de plus de cinquante pages, écrite au milieu des années 1960, était destinée à la courriériste du cœur de ce périodique, Roseline Ledoux. Son auteur, une mère de famille dans la vingtaine, femme d’agriculteur dotée d’un faible capital culturel, y racontait avec force détails sa vie sexuelle, donnait à la courriériste des conseils quant à la bonne marche de sa chronique, se prononçait sur ce que l’on commençait d’appeler la Révolution sexuelle et évoquait les liens de celle-ci avec la société de consommation, alors en pleine croissance. L’«autopsychanalyse» rejoignait par là la critique sociale, le discours intime se mêlait à la rumeur du monde. Chantal Théry (Université Laval), qui travaille depuis quelques années sur les femmes missionnaires en Nouvelle-France, a montré comment la sensualité, l’oralité et la corporéité étaient unies à la spiritualité dans les écrits de Marie de l’Incarnation (1599-1672). «À la fois incarnée et désincarnée», écrivant «à corps perdu et à corps gagnant», la mystique met son corps en scène à une époque où le corps féminin ne se disait pas encore. Francis Parmentier (UQTR) a poursuivi son travail sur la correspondance d’Arthur Buies (1840-1901) en exposant l’état de ses travaux les plus récents (depuis sa communication de mai 1992 à l’Université de Montréal, il a découvert d’importants inédits) et en réfléchissant aux relations de la biographie et de la correspondance. Comment la lettre, cette «multiplication des masques», cette «intimité au second degré», cette forme «codifiée», doit-elle être lue par le biographe ? Manon Brunet (UQTR), travaillant sur des lettres de l’abbé Henri-Raymond Casgrain (1831-1904), a essayé de décrire ce que pouvaient être l’intimité et l’«inintimité» au XIXe siècle, chez un épistolier qui emploie des secrétaires pour rédiger son courrier, reçoit des copies de lettres qui ne lui sont pas adressées, écrit des lettres pour d’autres (il y a alors «falsification» de la signature), lit et publie des lettres reçues par lui. La circulation des signatures, des lectures et des écritures (entendues au sens de graphies, mais aussi de textes) inscrit la lettre dans un espace social aux frontières mouvantes. Où est, dès lors, l’intimité ? Le sociologue Roch Hurtubise (cégep Édouard-Montpetit) s’est demandé si l’intimité était un objet dans la réalité («une catégorie de sens commun») ou une construction du chercheur, à partir de l’étude d’un vaste corpus de correspondances amoureuses québécoises (plus de 2000 lettres pour la période entre 1860 et 1988). Il a conclu à la nécessité d’étudier cette question en fonction de quelques axes bien précis : la thématisation de soi (on pourrait parler ici de «vies parallèles» : professionnelles, familiales, privées, etc.), l’articulation du dit et du non-dit (ceux-ci sont historiquement déterminés), l’effraction que constituent la lecture et, parfois, la publication de lettres non destinées à la circulation.
Les échanges sur la correspondance ne se sont pas limités à ces communications; ils ont trouvé des échos dans les communications et discussions qui les ont accompagnés. Ainsi, des questions aussi importantes que celle des rapports de l’écrit et de l’oral ou que celle de la place de la confession dans la constitution de l’intimité ont été abordées à plusieurs reprises, pour diverses pratiques, dans divers corpus. Le concept de thématisation de soi ou de vie parallèle a été employé par des participants s’intéressant au journal intime et à l’autobiographie (Daphni Baudouin, Université d’Ottawa; Hans-Jürgen Lüsebrink, Université de Passau), au journal spirituel (Stéphane Stapinsky, Fondation Lionel-Groulx) et au récit de vie (Denise Lemieux, Institut québécois de recherche sur la culture; Gilles Houle, Université de Montréal). La difficulté de donner un sens au concept d’intimité a été, de même, une des constantes des présentations, qu’il s’agisse de réfléchir au développement de la pornographie artisanale (Bernard Arcand, Université Laval) ou à l’évolution au XIXe siècle des charivaris, ces rituels de «stigmatisation sociale» (René Hardy, UQTR), aux pratiques de lecture en Nouvelle-France (François Melançon, Université de Paris-I) ou à l’écriture du désir dans le roman l’Avalée des avalés de Réjean Ducharme (Normand Chabot, UQTR). Nécessairement historique, variable selon les cultures, ne pouvant se comprendre que par rapport à d’autres concepts aussi flous que lui (le privé, le personnel, la modestie, la gêne, le secret, la discrétion, la confidentialité, le tabou), ce concept devrait peut-être même être remplacé par celui d’intimités.
Grâce à la constante participation des invités et à celle d’un public nombreux, ce colloque a rendu possible la mise en commun de perspectives diverses et, parfois, des déplacements théoriques et méthodologiques riches d’enseignements. Au-delà d’une simple pluridisciplinarité, mise en parallèle de savoirs que l’on n’a pas l’habitude de voir se côtoyer, «Discours et pratiques de l’intime au Québec» a donné lieu à de véritables échanges interdisciplinaires. Il est sûr que l’étude de l’épistolaire ne peut que profiter d’un tel élargissement des cadres de réflexion.
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