Site de Benoît Melançon / Thèses canadiennes en littérature française du XVIIIe siècle


Roy, Julie, «Stratégies épistolaires et écritures féminines : les Canadiennes à la conquête des lettres (1639-1839)», Montréal, Université du Québec à Montréal, thèse de doctorat, décembre 2002, 2 vol., xxviii/868 p. Dir. : Bernard Andrès.


L’histoire littéraire québécoise qui va de l’arrivée des premières missionnaires françaises au Canada en 1639 jusqu’au tournant du XXe siècle intègre peu de femmes et la première Canadienne à obtenir le label d’écrivaine est la romancière Laure Conan à la toute fin du XIXe siècle. Cette thèse interroge cette naissance tardive en remontant en amont et en cherchant dans les archives et les premiers journaux des documents témoignant d’une tradition d’écriture féminine, d’une «filliation» au sens ou l’entend Lori Saint-Martin (1992). À partir d’un corpus inédit ou méconnu d’écrits féminins, l’analyse propose une lecture de la pratique scripturaire au féminin et de ses conditions d’émergence au Québec.

Le premier chapitre analyse dans un premier temps la logique, la valeur et la portée des discours historiographiques, tant traditionnels que féministes, sur la reconnaissance de l’écriture féminine au Québec. La seconde partie interroge plus spécifiquement le concept de genre épistolaire. L’examen de l’évolution du genre épistolaire, de la lettre savante à la lettre familière, l’étude du monopole attribué aux femmes sur la pratique épistolaire et l’analyse des spécificités énonciatives formelles et thématiques de la lettre permettent ensuite de dégager les contraintes que ce genre a imposées aux femmes ainsi que les possibilités qu’il leur a offertes pour se tailler une place dans l’univers de l’écriture.

À partir de ces données théoriques, le second chapitre est consacré à l’analyse des écrits manuscrits féminins de l’arrivée des premières missionnaires en 1639 jusqu’au mitan du XIXe siècle. On y observe diverses manifestations scripturaires féminines relevant du genre épistolaire en tenant compte de l’influence des stratégies qui lui sont propres sur la formation des discours et la mise en scène du sujet écrivant. L’analyse montre que l’utilisation du genre épistolaire manuscrit constituait pour les Canadiennes une pratique légitime et un truchement pour dépasser l’espace intime et l’enfermement dans des modèles figés. Les femmes ont tiré profit de l’hybridité de la lettre pour accéder à des genres littéraires auxquels elles n’avaient pas accès et pour inventer des formes nouvelles. Parce qu’elle est à la fois un espace scripturaire et un moyen de diffusion, il s’agit plus spécifiquement d’observer comment la pratique épistolaire et l’hybridité du genre a permis à ces femmes, à diverses époques et selon diverses modalités, de faire de la lettre un authentique laboratoire d’écriture et d’utiliser les réseaux épistolaires et les espaces de la sociabilité auxquels elles avaient accès comme des créneaux leur permettant d’accéder à la sphère lettrée.

Le troisième chapitre analyse un corpus inédit d’écrits signés sous pseudonymes féminins parus dans la presse québécoise à partir de 1764, date de fondation de la Gazette de Québec. La première partie de ce chapitre consiste à examiner le contexte dans lequel s’inscrit l’émergence de la presse, terreau incontesté du champ littéraire québécois. Il s’agit notamment d’observer les caractéristiques des différents organes de presse qui se sont mis en place au tournant du XIXe siècle afin de saisir les aspects qui ont modelé l’apparition des Canadiennes dans les feuilles périodiques. La seconde partie propose de décrire les différents textes féminins répertoriés et d’observer les thématiques dominantes. Ce panorama permet d’effectuer des regroupements et de voir se dessiner certaines tendances et certaines périodes particulièrement propices à l’émergence d’une parole féminine dans la presse et d’en cerner les particularités. Une troisième partie définit les caractéristiques textuelles de la correspondante de la presse et interroge les différents types d’écriture auxquels donne lieu le recours systématique à l’épistolarité dans ces textes. Il s’agit de cerner les stratégies déployées pour accéder à la sphère publique en tant que sujet féminin (réel ou fictif), les éléments de littérarité qui permettent la juxtaposition d’une écriture du témoignage et d’une écriture de fiction (pseudonyme, intertextualité, etc.) et les relations que ces textes entretiennent avec le contexte littéraire auquel ils appartiennent.

Cette thèse offre une lecture inédite de l’histoire littéraire des femmes au Québec, tant pour le corpus qu’elle met au jour qu’en regard des approches théoriques nouvelles et diverses qu’elle nécessite pour rendre compte de ces textes. Loin de marginaliser les femmes en les confinant à un genre spécifique aux frontières figées, la question du genre épistolaire élargit l’éventail des possibles, permet l’identification de stratégies scripturaires diverses et éclaire le rapport des femmes à l’écriture et leur relation problématique à l’institution littéraire au cours de l’histoire. De ces mémoires de femmes entrecroisées, de ces lettres, de ces carnets, au gré des générations, se dévide le fil d’Ariane permettant désormais aux héritières de se constituer une mémoire positive, de retrouver le fil de l’histoire et de l’histoire littéraire des femmes et de voir enfin la «filliation».


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