Site de Benoît Melançon / Thèses canadiennes en littérature française du XVIIIe siècle
Bernier, Marc André, «Libertinage et figures du savoir», Montréal, Université du Québec à Montréal, thèse de doctorat, mai 1996, vi/345 p. Dir. : Jean-François Chassay.
Le rappel des traits essentiels de l’histoire sémantique du terme libertinage permet d’abord de préciser les contours de l’entreprise critique à laquelle participent les romans libertins dont on propose l’étude. S’il est vrai que la libre pensée du XVIIIe siècle se réclame plus volontiers de la «philosophie» que du «libertinage», on ne saurait aller jusqu’à opposer ces deux termes sans nier du même coup le souci constant, chez nombre d’auteurs et parmi les plus considérables de ce siècle, d’allier la réhabilitation des passions à la critique des préjugés, l’exercice de la raison à la pratique des plaisirs. Aussi les Lumières entretinrent-elles toujours un rapport de conformité avec une libre pensée dont la carrière furtive s’ouvrait sans cesse à l’audace libertine, c’est-à-dire à une hardiesse explorant toutes les ressources du discours philosophique. Toutefois, ces «Lumières libertines» ne pouvaient paraître que sur le versant clandestin d’une libre pensée qui devait faire avec un contexte où le poids de la censure déterminait nombre d’auteurs à une politique faite de prudence et d’esquive. Susceptible de noter le contrepoint clandestin des Lumières, le terme de «libertinage» engage ainsi une pluralité de sens dont il importe de prendre la mesure lorsque l’on envisage les romans qui, au XVIIIe siècle, peuvent se prévaloir du titre de «libertin». C’est, en effet, sur la double entente de ce terme que se joue leur identité, alors que s’éprouvent, sur la scène d’une expérience imaginaire, volupté et savoirs, enquête philosophique et représentation du désir. Le roman libertin suppose une dramatisation du savoir : il peut même se concevoir telle une sorte de théâtre où se produit une philosophie en acte dont les arguments sont appelés à paraître sous les diverses figures de l’éloquence. De ce fait, ce genre met non seulement en cause une philosophie, mais encore une rhétorique qui invite à examiner les figures du discours comme autant de traits argumentatifs impliquant l’aventure implicite d’un savoir. Cette leçon d’éloquence que comporte le roman libertin s’est inventée à la faveur d’un dialogue ininterrompu avec les Anciens. D’une part, la leçon cicéronienne d’un ars dicendi convie la réflexion oratoire à fonder la théorie de la figure sur une plénitude du dire fécondée par le savoir, comme l’atteste l’émergence, au début du XVIIIe siècle, d’une notion comme celle de figura ad docendum ou, si l’on préfère, de «figure du savoir». D’autre part, le souvenir de Sénèque soutient, pendant tout le Siècle des lumières, la pratique d’un «style coupé» qui, à son tour, sollicite une théorie de la figure mise au service de la vivacité argumentative, voire d’une prose militante plus propre au combat philosophique et à l’éloquence libertine. Pour se mettre à portée de comprendre ce qui rendit possible un jour la pratique d’une écriture libertine, il importe alors de retracer avec exactitude les principes d’une telle théorie de la figure que les rhétoriques de la première moitié du XVIIIe siècle ont sans cesse cherché à développer, depuis Étienne Simon de Gamaches jusqu’à Claude Buffier. Dans des textes où la conduite du récit s’allie aux entreprises de la libre pensée, figures et éloquence viennent servir une pratique de l’abrègement argumentatif qui suppose stratégie et art de dire, savoirs et critique des préjugés. Parvenu à ce point, on se retrouve à même de décrire avec une plus grande précision le roman libertin en retraçant les savoirs que ces textes mettent en jeu. C’est ce que se proposent d’illustrer les analyses d’une vingtaine de romans libertins, elles-mêmes regroupées en quatre sections distinctes de manière à bien marquer les enjeux cognitifs de cette littérature. Il s’agit d’explorer les rapports entre roman libertin, nature et sciences de la nature; puis de s’interroger sur les ressorts d’une «psychologie» libertine; d’analyser ensuite les principes d’une «esthétique» libertine; d’examiner enfin la relation critique qu’entretiennent ces textes avec l’Église et l’État. Ainsi pourra-t-on peut-être se persuader que les textes littéraires ne sont pas simplement objets de connaissance ou champ de vérification pour des catégories générales, mais qu’ils sont surtout, et de manière essentielle, les sujets d’un savoir — thèse en faveur de laquelle l’étude du roman libertin vient, en quelque sorte, déposer.
Publication
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Bernier, Marc André, Libertinage et figures du savoir. Rhétorique et roman libertin dans la France des Lumières (1734-1751), Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, coll. «République des lettres. Études», 2001, 273 p. ISBN : 2-7637-7824-0; 2-7475-0947-8. |
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