Site de Benoît Melançon / Publications numériques
Texte paru dans Pour Jacques. Du beau, du bon, Dubois [Mélanges en l’honneur du professeur Jacques Dubois], Bruxelles, Éditions Labor, coll. « Espace Nord », 1998, p. 169-174. ISBN : 2-8040-1369-3.
Un intellectuel heureux ?
Benoît Melançon
Département d’études françaises
Université de Montréal
Identifiant ORCID : orcid.org/0000-0003-3637-3135
Vus de loin — vus du Québec —, il est des parcours intellectuels qui ont tout pour étonner. Comment passe-t-on de l’enseignement à la direction d’un quotidien, puis à Pour Albertine ? De quelle façon arrive-t-on à glisser de la présidence d’une commission administrative à des travaux fondateurs en sociologie de la littérature ? Semblables va-et-vient tiennent-ils uniquement de qualités et de choix personnels — ici, ceux de Jacques Dubois — ou ne sont-ils pas plutôt le signe d’une conception collective particulière de ce que doit être un intellectuel dans la Cité ? L’intellectuel québécois, méprisé par les siens sans bien savoir pourquoi, n’a pas de pareil modèle auquel se rattacher. Si tant est qu’une telle chose qu’un intellectuel heureux soit possible, il y a peut-être plus de chances de le rencontrer sur les rives de la Meuse que sur les bords du Saint-Laurent.
Les manifestations du mépris dans lequel on tient l’intellectuel au Québec sont partout. Certain Dictionnaire de la langue québécoise (Montréal, VLB éditeur, 1980, p. 215), ouvrage où le populisme le dispute à la bêtise, définit d’un mot l’« Étudiant en lettres » : « Homosexuel », fondant ainsi deux présuppositions de déviance, l’intellectuelle et la sexuelle. Volontiers démagogue, un premier ministre canadien, voulant s’assurer de l’appui d’un parterre de supporteurs politiques, leur lance : « Il n’y a sûrement pas d’intellectuels dans la salle. » Un de ses prédécesseurs sur la scène provinciale traitait de « joueurs de piano » ceux qui faisaient profession de penser, mais il sera dépassé, si l’on peut dire, sur son propre terrain par un quelconque fonctionnaire qui préférera se moquer des « joueurs de flûte ». Si on monte le Triomphe de l’amour de Marivaux à Montréal en 1995, quel personnage accable-t-on, sinon le philosophe ? Une anecdote résumera ce que l’on vient de voir.
Un matin de l’automne 1996, le téléphone sonne chez un professeur de lettres de l’Université de Montréal. Au bout du fil, une recherchiste pour une émission télévisée quotidienne lui demande s’il consentirait à participer à l’enregistrement du lendemain. Sujet ? Le film Beaumarchais, d’Édouard Molinaro, qui sort ce jour-là à Montréal. Elle a eu le numéro de téléphone de ce professeur, dix-huitiémiste de son état, par un de ses collègues, mais elle ne sait par ailleurs rien de lui, ne s’étant pas donné la peine de mener la moindre recherche. Peu importe ! Les choses pressent. Là où ça se complique, c’est lorsque la recherchiste explique au professeur qu’elle n’a pas réussi à avoir d’entrevue avec quiconque associé au film, qu’elle n’a pas non plus d’images de Beaumarchais et qu’elle ne connaît personne qui l’a vu. Devant cette embêtante absence de matériel de première main, elle lui propose la formule suivante : le professeur ira en studio où il parlera de Beaumarchais avec un histrion imitant Fabrice Luchini. Il faut savoir apprécier la beauté de la chose : un professeur d’université deviserait à la télévision avec un imitateur tenant le rôle d’un comédien, lui-même jouant le rôle d’un dramaturge imaginé pour une pièce de théâtre de Sacha Guitry adaptée par Jean-Claude Brisville et filmée par Molinaro. (Le pauvre Beaumarchais aurait été absolument oublié dans cette galère.) Devant le refus du professeur de se prêter à cette mascarade, surprise — et panique : l’émission est le lendemain — de la recherchiste, qui semblait ne pas comprendre que l’on n’accepte pas d’emblée son invitation et que l’on se prive de l’occasion d’aller causer à la télé. On ne finirait plus d’aligner les exemples.
D’où vient ce mépris ? On pourrait lui trouver de nombreuses causes conjoncturelles. Suiveurs de Kristeva et Lacan ou sectateurs de Mao, les intellectuels québécois sont eux aussi tombés dans ces Impostures intellectuelles dénoncées avec une rigueur et une modestie toutes scientifiques par Alan Sokal et Jean Bricmont (Paris, Odile Jacob, 1997), et ils se sont ralliés aux mêmes régimes totalitaires que leurs homologues dénoncés par François Furet dans le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle (Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995). Ils prêtent le flanc à ces accusations de « correction politique » dont les médias américains ont fait les gorges chaudes et propagé le mythe, ainsi que l’a démontré John K. Wilson dans The Myth of Political Correctness. The Conservative Attack on Higher Education (Durham, Duke University Press, 1995), quand une « communicatrice » se plaint aux journaux de l’emploi de l’expression « dialogue de sourds », réputée discriminatoire envers les « malentendants ». Ils se sont enlisés dans ces débats constitutionnels sans fin que les Canadiens partagent avec les Belges, sans parvenir à penser autre chose qu’un nationalisme identitaire étroit et revanchard, incapables de concevoir cet indépendantisme antinationaliste qu’appelait de ses vœux André Belleau, et Laurent-Michel Vacher et Jean Larose à sa suite (ce sont là trois exceptions dans une mer de conformismes politiques). Devant un discours économiste érigé en nouveau grand récit social, ils n’ont pas su résister à son argumentaire et déplacer leur réponse sur leur propre terrain, et ils ont évidemment été impuissants à justifier la pensée critique en usant de la logique financière. On énumérera d’autres raisons conjoncturelles — la marginalisation des institutions traditionnellement ouvertes aux intellectuels (la Société Radio-Canada) ou la montée en Occident d’un individualisme se prêtant mal à l’action collective —, mais cela ne saurait suffire : ce n’est pas d’hier que l’on se défie des intellectuels.
Remontant le cours du temps, certains diront que l’ensemble des Nord-Américains a toujours eu le même rapport avec les intellectuels. Cela ne réglera rien. Il est vrai que les États-Uniens et les Canadiens anglais n’ont guère de respect pour les « eggheads », mais leur associer les Québécois francophones ne fait que reporter le problème : pourquoi, en cette matière, ceux-ci ne forment-ils pas une « société distincte » ? pourquoi le Nouveau Monde est-il uni contre les intellectuels ? On essaiera parfois de rattacher ce mépris à des facteurs historiques comme la nature de la colonisation américaine, colonisation composée de continuation et de « différenciation », selon le mot de Jean Le Moyne dans ses Convergences (Montréal, HMH, 1961); il s’agirait alors de se demander si l’Amérique ne s’est pas constituée contre l’intellectuel, du moins en partie, et de réfléchir aux liens qu’entretient l’intelligentsia d’ici avec l’Europe, et plus spécifiquement avec la France. Qu’en est-il, au Québec, de ce que Jean-Marie Klinkenberg a appelé, pour la Belgique, le « lutétiotropisme » (Littérature, 44, décembre 1981, p. 46) ? On s’interrogera encore sur la relation entre le rejet de l’intellectuel et la méfiance québécoise devant la langue soutenue. Pourquoi l’intellectuel se contente-t-il de cette « langue indigente », si étrangère à « la forte langue » dont rêve Jean Larose dans la Petite Noirceur (Montréal, Boréal, 1987, p. 138) ? Comment vivre avec cette « gaucherie verbale » et cette « infirmité linguistique » qu’a si douloureusement décrites Jean Papineau dans les Dialogues en ruine de Laurent-Michel Vacher (Montréal, Liber, 1996, p. 29) ? Pourquoi lui faut-il parler mal pour être accepté et convaincre, ainsi que le remarquait André Belleau dans Notre Rabelais (Montréal, Boréal, 1990, p. 68) ? Cette explication linguistique a le malheur de réintroduire la question de l’œuf et de la poule : l’intellectuel québécois parle-t-il mal pour qu’on cesse de le mépriser, ou le méprise-t-on parce qu’il se plie aux exigences les plus primaires quand il décide de mal parler ?
Quoi qu’il en soit des hypothèses, conjoncturelles ou pas, que l’on avance pour donner sens au statut de l’intellectuel au Québec, une chose reste sûre : sa société ne lui permet pas d’être heureux, de varier ses activités, de se réaliser en plusieurs lieux. Elle le tient à distance, et souvent il le lui rend au centuple. Ce sociologue de l’institution littéraire qu’est Jacques Dubois ne s’étonnera pas de lire sous la plume d’un professeur de lettres pareille interrogation : n’a-t-il pas écrit que « l’écrivain n’échappe jamais entièrement à la tentation de mettre en scène sa condition singulière » (l’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Bruxelles, Labor, 1978, p. 157) ? Cet ami du Québec reconnaîtra également, chez tel héros romanesque de la littérature québécoise ou dans telle lecture critique, la même inquiétude. Cet intellectuel heureux se réjouira peut-être d’avoir trouvé en lui et chez les siens autre chose que du mépris : la possibilité d’un échange, voire d’un dialogue.
Est-ce là une idéalisation ? A beau espérer qui vient de loin.
Retour à la liste des publications numériques de Benoît Melançon
Retour à la page d’accueil de Benoît Melançon