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«Un Canadien errant : Correspondance II / Lionel Groulx», Spirale, 135, septembre 1994, p. 10.

Benoît Melançon

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Correspondance. 1894-1967. II. 1906-1909. Un étudiant à l’école de l’Europe
de Lionel Groulx, Montréal, Fides, 1993, lxxxiv/839 p. Ill. Édition critique par Giselle Huot, Juliette Lalonde-Rémillard et Pierre Trépanier.

De Lionel Groulx, 3425 lettres et cartes postales retrouvées; à Lionel Groulx, 14 522 lettres, signées par 3737 correspondants : le corpus est monumental, et particulièrement exigeant le travail des éditeurs qui préparent, sous la direction de Giselle Huot, une édition en quinze volumes des lettres écrites par le seul Groulx (plusieurs de celles de ses correspondants se trouvent en note ou en annexe). Un premier volume a paru en 1989, qui contenait 526 lettres, soit 192 lettres retrouvées et 334 lettres attestées (par Groulx lui-même ou par ses 95 correspondants), et dont la rédaction s’étendait du 8 décembre 1894 au 19 juin 1906. Après «Le prêtre-éducateur», sous-titre de ce premier volume, c’est «Un étudiant à l’école de l’Europe» que font entendre les 451 lettres du deuxième volume (231 retrouvées, 220 attestées, pour 84 destinataires). Entre le 23 juin 1906 et le 23 août 1909, la correspondance de Groulx est placée sous le signe du «tour d’Europe» du jeune prêtre et du choc culturel qui en découle.

Les parfums de l’Europe

L’itinéraire de Groulx l’amène d’abord en Italie, puisque c’est à l’université dominicaine de La Minerve, à Rome, qu’il entreprend des études de philosophie à l’automne de 1906, puis de théologie l’automne suivant. Couronnées par deux doctorats — l’obtention de ces «compromettants parchemins», du moins aux yeux de ceux qui sont restés au pays, constitue un parcours intellectuel assez commun pour les religieux québécois de l’époque —, ces études se poursuivent en 1908 à l’Université de Fribourg, où Groulx, enfin enthousiaste, étudie la littérature et la philosophie dans un cadre catholique mais moins dogmatique qu’à Rome; il souhaitait même y préparer un doctorat de lettres sur le parler franco-canadien, mais sa santé et la volonté de son évêque l’en empêcheront.

Tout son temps n’est toutefois pas consacré à l’étude : il visite Rome et ses alentours («je respire à pleins poumons ce parfum unique au monde»), Naples (où, parti de New York, il débarque en 1906), Bologne, Venise, Padoue, Milan, Florence. Il passe quelques mois en France, juste après la séparation de l’Église et de l’État : «Pauvre France !» (10 septembre 1907), «Pauvres Français !» (16 septembre 1907), se lamente-t-il. Il séjourne à Paris (la nuit, «la Ville Lumière se vautre dans l’orgie»), Amiens, Orléans, Lourdes («ce coin de ciel sur terre»), Toulouse, Marseille, Nice, Angers, Tours, Lille, et, à ces courtes visites, s’ajoute un long séjour estival en Bretagne, à Crec’h Bleiz («L’air est pur et parfumé des senteurs des bois et des champs»); Groulx y est le chapelain du comte de Cuverville. De l’Angleterre, le voyageur ne connaît que Londres et Liverpool d’où il s’embarque pour Québec en juillet 1909. Malgré de constants problèmes de santé (ophtalmie, appendicite, phlébite, fatigue), Groulx a su tirer profit des trente-quatre mois passés à l’étranger, des lectures qu’il a faites, des congrès auxquels il a assisté, des amitiés qu’il a nouées, mais il est heureux d’être de retour chez lui : «Sur le pont de l’Empress, notera-t-il dans Mes Mémoires, je me sens tout à coup une âme neuve. Par je ne sais quel phénomène psychologique, tout ce qui est vieille Europe, vieux monde, m’a quitté. Tout ce lest est tombé à la mer. Je redeviens subitement l’homme d’un jeune monde

Se définissant «exilé» ou «expatrié», geignant d’être «loin, loin, loin» et soumis à une «épreuve», Groulx, récemment arrivé à Rome, s’ennuie des «bonnes choses du chez nous» et du «pays des amours», mais il accepte les «sacrifices» dont la Providence l’accable. L’«étudiant-amateur», pourtant aussi traditionaliste qu’on puisse l’être, n’est guère satisfait de ses études romaines («poussière de scolastique»). Les véritables rencontres intellectuelles, il les fait lors de ses excursions, pour l’essentiel durant la première année de son voyage : il découvre alors à la fois l’histoire concrète, par les visites qu’il fait, les «spectacles de pauvreté et de misère», qu’il observe, horrifié, dès qu’il met le nez hors du Collège canadien ou de son hôtel parisien, et les transformations que la modernité charrie («nous marchons ici sur un sol en travail de volcan»). Il subit l’influence du «grand prisonnier du Vatican», Pie X, et d’un professeur de littérature de Fribourg, Pierre-Maurice Masson, en plus de continuer à se réclamer de Louis Veuillot et de Jules-Paul Tardivel, de Lacordaire et de Montalembert, et d’être attiré par le nationalisme d’Henri Bourassa. Confiées par l’épistolier à sa famille (131 lettres), à des confrères «ouvriers évangéliques», à d’«anciens fils spirituels» ou à quelques personnages en vue de l’intelligentsia québécoise (Léon Gérin, Adjutor Rivard, Omer Héroux et surtout Émile Chartier), comparées par les éditeurs aux textes du Journal (1984, 2 vol.) et de Mes mémoires (1970-1974, 4 vol.), les impressions de voyage montrent un Groulx de plus en plus convaincu de la nécessité de son apostolat auprès d’une élite de jeunes hommes à regrouper en «phalanges». (Giselle Huot fait remarquer à juste titre que le monde de l’épistolier, à l’exception du milieu familial, est «presque exclusivement masculin».) C’est d’ailleurs aux activités de l’Association catholique de la jeunesse canadienne, au dévouement qu’elle impose, aux périls qui la menace («l’avenir m’effraie»), qu’il s’intéresse le plus fréquemment à la fin de son périple.

De la nuance et du discernement

Dans une des deux introductions, «L’éducation intellectuelle et politique de Lionel Groulx (1906-1909)», l’historien Pierre Trépanier fait ressortir les trois «leçons» retenues par Groulx pendant son séjour en Europe. Contrairement à la vulgate groulxienne suivant laquelle le futur auteur de l’Appel de la race (1919) serait alors marqué par Maurras et Barrès, Trépanier croit que Groulx se rend compte clairement, d’abord et avant tout, de trois choses : «que tout se tient, que ce n’est pas sans danger que l’on dissocie l’action de la pensée et que la cohérence de cette dernière n’est pas indifférente »; que l’économique et le social tiennent une «place éminente» dans le monde; que le catholicisme et «la politique vraiment éclairée» sont menacés par la franc-maçonnerie, les juifs et ceux que Groulx appelle les «révolutionnaires». Le débat autour de l’antisémitisme de Groulx ayant été relancé par l’ouvrage d’Esther Delisle le Traître et le Juif. Lionel Groulx, le Devoir, et le délire du nationalisme d’extrême droite dans la province de Québec 1929-1939 (voir Spirale, 124), on saura gré à Trépanier de ne pas avoir esquivé ce problème; il reconnaît que Groulx est bel et bien antisémite, mais en insistant, d’une part, sur le fait que cet antisémitisme ne s’exprime guère dans la correspondance de jeunesse et, d’autre part, sur le fait que cet antisémitisme relèverait «de la religion (l’antijudaïsme) et de la politique» et qu’il «ne s’appuie[rait] pas sur une théorie raciale». Si la première constatation est juste — Groulx épistolier s’en prend surtout aux francs-maçons —, la seconde est de peu de poids quand on lit, sous sa plume, que «les juifs, les francs-maçons et les révolutionnaires» constituent en Italie la «trinité de la haine basse et féroce». À trop vouloir nuancer, on court le risque de banaliser.

Ces remarques faites, il importe de souligner que le texte de Pierre Trépanier est d’une fort bonne venue quand on le compare à d’autres aspects de cette édition. Écrit correctement et posant les questions essentielles, il se distingue de l’introduction de Giselle Huot et de l’appareil critique qui accompagne les lettres. La première est écrite laborieusement et soulève des questions assez stériles («Groulx est-il un épistolier ou un auteur épistolaire ?», pour reprendre les catégories jadis proposées par Roger Duchêne). Le second fait trop souvent la preuve d’une absence de discernement qui a pour conséquence d’alourdir indûment l’édition. Faut-il consacrer une demi-page en caractères minuscules à l’histoire de Montmartre et du Sacré-Cœur pour expliquer la phrase «Pendant que j’étais à Paris, je suis allé passer une nuit d’adoration à Montmartre, la basilique du Sacré-Cœur» ? Pourquoi se substituer à n’importe quel dictionnaire de noms propres et expliquer que Rouget de Lisle est l’auteur de «La Marseillaise», cet «hymne plein de fureur et de sang» ? Toutes les données de la petite histoire ecclésiastique du Québec sont-elles nécessaires à la compréhension des textes ? Qui parle, à la page 177, quand il est dit que l’Italie, en 1946, a choisi la république, «peut-être pour son malheur» ? De même, il n’est pas toujours évident que les lettres prétendues attestées le soient par les textes, souvent inutilement longs, cités en note; un travail d’élagage aurait été nécessaire là aussi. On peut enfin s’interroger sur la place de certaines notes explicatives (sur la querelle du modernisme, sur l’Académie Émard de Valleyfield, sur le journal la Croix), qui apparaissent longtemps après la première mention des réalités qu’elles décrivent ou définissent. Qu’une édition critique soit, par la force des choses, une lourde machine, on ne saurait en disconvenir, mais il reste néanmoins que l’éditeur doit savoir quand s’arrêter : il n’est pas obligé de soumettre toutes ses fiches au lecteur.

S’il est indispensable, à une époque où Groulx est proclamé écrivain par la revue Voix et images (numéro 55, automne 1993) et maître à penser par Jean Éthier-Blais (le Siècle de l’abbé Groulx, Leméac, 1993), de pouvoir lire celui qui fut, et reste, au cœur de plusieurs polémiques, encore faut-il ne pas noyer ses textes sous des informations accessoires ni en défendre les aspects les plus contestables. Lionel Groulx était chrétien, de droite, ultramontain, antilibéral, peu porté sur la démocratie, volontariste, intransigeant en matière de doctrine, antimoderne, providentialiste, concurremment pessimiste («il s’est passé quelque chose chez nous depuis 20 ans qui nous a mis du caoutchouc dans le caractère») et partisan du statu quo (l’«état social» n’a «pas besoin d’être refait»; «je vous vénère, ô saintes vieilleries»); ce portrait, déjà connu, est confirmé par la correspondance. Il reste maintenant à interpréter la célébration dont Groulx est l’objet en certains lieux.


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