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«Colloque, La lettre et le politique, Université du Littoral, Calais, 17, 18, 19 septembre 1993», Bulletin de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 12, décembre 1993, p. 30-33.
Benoît Melançon
Identifiant ORCID : orcid.org/0000-0003-3637-3135
Placé sous la responsabilité scientifique de Pierrette Lebrun-Pezerat et organisé par Jean-Michel Raynaud, celui-ci ayant pris le relais de Sophie-Jenny Linon, le plus récent colloque de l’AIRE a été le lieu d’une réflexion interdisciplinaire sur les interactions entre «La lettre et le politique» du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine : les textes les plus anciens dataient du VIIIe siècle, et les plus récents de mai 1993 ! Malgré la diversité des objets étudiés, certains nœuds historiques ont particulièrement sollicité les conférenciers, mais aussi des questions plus vastes, celle des échanges entre les disciplines — la lettre de l’historien est-elle celle du littéraire ou du philosophe ? — ou celle de la poétique de la lettre — et notamment de son adresse. Défini sans exclusive, le politique a permis aux participants de réfléchir à une série de problèmes dépassant largement la simple présence de la politique dans l’épistolaire.
Les liens de la lettre et du politique, sous leurs visages multiples, attirent naturellement l’attention en période de crise : la Révolution, la querelle des Jésuites et de l’Université, les années qui entourent le coup d’État du 2 décembre, la guerre de 1870 et la Commune de Paris, la Révolution russe. Christophe Cave et Denis Reynaud (Lyon-II) se sont ainsi intéressés aux fausses lettres publiées dans les journaux de 1793 et à leur rhétorique spécifique (ces lettres sont des «numéros de ventriloque»). C’est encore à la Révolution qu’Edna Lemay (E.H.E.S.S.), Brigitte Diaz (Paris-VII) et Pierrette Lebrun-Pezerat (E.H.E.S.S.) ont consacré leur communication : la première a suivi les activités d’un député de la majorité silencieuse, Pierre-François Le Poutre, à travers sa correspondance avec sa femme; la deuxième a mis en lumière, s’agissant de madame Roland, la rupture dans la vie et dans l’écriture entraînée par la Révolution, l’entrée dans la vie publique et la nécessité de dire ces deux mutations; la troisième a indiqué combien les événements de 1795 ont marqué de façon durable la carrière du médecin et naturaliste André Constant Duméril, même si celui-ci ne voit alors «que les hommes», et pas le politique. Dans son analyse du rôle joué par la lettre dans le journal catholique l’Univers, Françoise Chenet (Grenoble-III) a insisté sur la prise de conscience rendue possible par les débats sur l’Université au milieu du XIXe siècle; on découvre que «la réalité du pouvoir est dans l’influence» et qu’il importe donc de la contrôler. Loïc Chotard (Paris IV-Sorbonne) a proposé de «lire politiquement» des lettres qui ne l’étaient pas explicitement, celles de madame T.A. Holmes à Alfred de Vigny; il y montre à l’œuvre une perception du «fait social» plus psychologique qu’idéologique. Autour de la Commune, se sont animées la famille Mertzdorff et les figures de Louise Michel, de Noël Parfait et de Léopold Galpin : Cécile Dauphin (E.H.E.S.S.) s’est interrogée sur les «vagues déferlantes de nouvelles» qui remplissent les lettres d’une famille française de 1870, du point de vue tant de leur rhétorique que de l’expérience du politique dont elles témoignent; Jean-Yves Mollier (Versailles) a mis en relief la «fonction cathartique» de l’épistolaire chez le parlementaire Noël Parfait, homme à la fois passionné par la littérature et par l’action politique, et il a voulu préciser le «statut de l’événement» qui s’y donne à lire; pour Xavière Gauthier (Paris), qui s’appuyait sur une lettre d’octobre 1871 de Louise Michel à Victor Hugo, l’amour de la pétroleuse pour Charles-Théophile Ferré ne pouvait se concevoir hors de la répression mise en place à la suite de la Commune et de l’espace de mise en écriture qu’elle délimite; si l’action de Parfait et de Michel est surtout parisienne, celle du député sarthois Galpin, qui est leur contemporain, est résolument provinciale et, comme l’a expliqué Dominique Parcollet (Paris-I et IV), elle est fondée sur un «véritable cercle épistolaire» dans lequel le clientélisme tient une place grandissante. L’attachement à la Russie du triangle Rilke-Tsvetaeva-Pasternak, a fait remarquer Alexandre Lévy (Nantes), est complexe, car l’«espace épistolaire» est celui de la «dénégation du politique». Marie-Claire Grassi (Nice) a choisi la perspective diachronique en retenant des correspondances inédites de la noblesse à trois moments historiques : les années 1750-1780, la Révolution, la conquête de l’Algérie en 1830-1840. Elle a privilégié les lettres de militaires et de femmes.
La question de la destination de la lettre, de ce que l’on appelle son adresse, oblige à poser celle de son efficacité, celle-ci étant liée à son énonciation et aux moyens qu’elle emploie pour séduire, convaincre, rejeter (parfois). Un corpus carolingien, interprété avec les outils de la pragmatique (Jean Batany, Caen), n’est pas plus indifférent à de telles stratégies de pouvoir qu’un ouvrage pamphlétaire comme les Lettres sur le Canada (1864) du Québécois Arthur Buies (Francis Parmentier, Trois-Rivières); dans un cas comme dans l’autre, l’identité du destinataire, qu’il soit celui à qui est adressée expressément la lettre, un «destinataire second» ou le public (Buies pratique la lettre ouverte), détermine la prose du destinateur. Lorsqu’il parle à son frère académicien ou à sa mère adoptive, qu’il les désigne comme acteurs premiers de ses prétentions académiques ou militaires, Louis-Antoine de Bougainville n’est-il pas en train de s’adresser à quelqu’un au-delà d’eux, ce quelqu’un détenant les clés de son ascension sociale (Benoît Melançon, Montréal) ? De même, Jean-Michel Raynaud (U. du Littoral) et André Magnan (Paris-X) se sont demandé quels étaient les interlocuteurs du dialogue entre Voltaire et Frédéric II. Au moment de la naissance de la relation entre le prince et le philosophe, il s’est agi pour le second, a noté Raynaud, de découper «vivant» le corps épistolaire du premier, d’isoler le roi de l’homme et, dans un semblable travail de «découpe», de créer l’homme par le roi; dans le commerce épistolaire, «la relation personnelle subsume toutes les autres». Durant la crise des années 1750, il convient de bien comprendre, rappelle Magnan, quelles sont les attitudes respectives du «roi épistolaire» et de son chambellan, avant de conclure à l’échec ou à la réussite de leur entreprise; l’un et l’autre se servent de la lettre, mais avec des objectifs différents. Les communications de Françoise Chenet, de Christophe Cave et Denis Reynaud, de Jean-Yves Mollier, de Xavière Gauthier, de Brigitte Diaz, évoquaient, elles aussi, la fonction du destinataire : quand on écrit au journal, à qui écrit-on ? le journal, lui, à qui s’adresse-t-il ? dans les lettres, fussent-elles intimes, y a-t-il des «destinataires explicites» et des «destinataires implicites» ? qui est l’objet dans la lettre d’amour ? qui sont les personnages qu’unit la «médiation épistolaire» ?
Les communications consacrées aux périodes de crise et à l’adresse ne rendent pas compte de l’ensemble des corpus abordés et des méthodologies utilisées. Dans deux communications, Paola Cifarelli et Luca Giacchino (Turin) ont souligné l’importance de la correspondance parisienne et romaine du barnabite Albert Bailly quant à l’étude de la Fronde ou de la cour pontificale d’Alexandre VII. L’artiste belge Félicien Rops a voulu exclure de sa correspondance toute référence au politique, renvoyer dos à dos les idéologies; ce geste a toutefois lui-même un sens politique, comme l’a signalé Hélène Védrine (Paris), en le mettant en rapport avec l’esthétique du graveur. Daniel-Odon Hurel (CNRS, Rouen) a proposé une typologie des écrits qui composent l’énorme échange européen des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, en distinguant la correspondance diplomatique des procureurs de celle des érudits, puis il a insisté sur le rôle joué par les nouvelles politiques dans ces deux types de lettres (chez les procureurs, elles sont le signe d’une ouverture sur le monde). Admirée de Voltaire, Lady Mary Wortley Montagu représente bien, selon Geneviève Haroche-Bouzinac (Versailles), le libéralisme, la tolérance et le cosmopolitisme des Lumières en Angleterre; ses lettres, qui constituent une partie du récit de son voyage en Turquie, en témoignent. Les archives russes regorgent de textes inédits de nombreux écrivains et aventuriers du XVIIIe siècle; Alexandre Stroev (Moscou) en a exhumé quelques-uns pour montrer comment, en décrivant l’autre, on fait son autoportrait. Malgré leurs différends au sujet du marxisme, Walter Benjamin et Gershom Gerhard Scholem ont employé leur correspondance, de 1933 à 1940, pour se donner des nouvelles et pour élaborer leur pensée, le premier sur la philosophie du langage, le second sur le sionisme; Robert Kahn (Paris) s’est penché sur «la ligne de partage entre le personnel et l’idéel» dans leurs lettres, ces «documents de culture qui ont survécu à la barbarie».
Au-delà de ces activités scientifiques, le colloque a accueilli des manifestations d’une autre nature : une exposition intitulée «À bientôt la fin de nos maux» à la bibliothèque de l’I.U.T. du Littoral; une adaptation théâtrale des lettres de détention, durant la Deuxième Guerre mondiale, de la jeune Louise Jacobson, présentée sous l’égide d’Amnesty International (avec Juliette Battle, dans une mise en scène d’Alain Gintzburger); et une table ronde sur le courrier reçu par les hommes politiques. Réunissant des élus régionaux (André Flajolet, Martial Herbert, Albert Doublet) et un littéraire (Jean-Michel Raynaud) sous la présidence de Francis Martin, cette table ronde a mis en lumière le fait que les élus sont constamment obligés d’écrire des lettres, eux qui en reçoivent des dizaines par semaine, qu’ils sont promus «écrivains publics» par la force des choses : ces «cris du cœur» qu’ils reçoivent parfois ne doivent pas rester sans réponse. Les propos de ces élus rejoignaient les analyses, nourries par la pensée de Michel Foucault, de Luc Boltanski et de Giorgio Agamben, d’Annie Venard-Savatovsky, chercheuse à l’Université Paris-VIII, sur le courrier reçu à l’Élysée.
Ce premier colloque scientifique international à avoir lieu dans les murs de la jeune Université du Littoral a permis de faire voir le dynamisme des recherches sur l’épistolaire dans les diverses disciplines représentées et de rappeler que la lettre, selon que l’on est historien, philosophe ou littéraire, est l’objet d’investissements critiques multiples. C’est sa richesse que de pouvoir être soumise à plusieurs lectures.
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