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«Passe-temps national», compte rendu de Baseball, série télévisée de Ken Burns, 1994, Spirale, 140, mars 1995, p. 19.
Benoît Melançon
Identifiant ORCID : orcid.org/0000-0003-3637-3135
L’humanité, en toutes choses, se répartit en deux catégories : les uns vénèrent la Bible, les autres, le Coran; il y a les lecteurs de Diderot et les disciples de Rousseau; certains humains sont dionysiaques, leurs voisins, apolliniens; les universalistes moquent les régionalistes; les visuels n’écoutent pas les auditifs, et les olfactifs ne peuvent pas sentir les tactiles. Surtout : il y a ceux qui aiment le baseball et ceux qui ont tort de ne pas l’aimer.
Au moment où les seconds jouissaient d’une grève qui annihilaient les premiers, la télévision publique américaine a mis en lumière cette structuration profonde de l’imaginaire universel en diffusant neuf émissions sur le «national pastime» des Étasuniens. En près de vingt heures, Ken Burns et son équipe ont essayé de montrer comment le baseball était la métaphore de leur identité. Si la critique a eu raison de déplorer leur propension à se prendre au tragique et à concevoir leur spectacle telle une grand-messe historico-sociologisante, il n’en reste pas moins qu’ils ont proposé aux auditeurs un voyage fascinant au cœur d’une invention «distinctively American».
Take Me Out to the Ball Game
Ils ont construit la série Baseball sur le modèle d’un match : elle était divisée en neuf, puisqu’un match l’est en neuf manches (s’ajoutaient à la dernière émission des «Extra Innings»); chaque épisode était subdivisé en deux demi-manches («top» et «bottom», ainsi que le veut le lexique sportif); à chaque émission, on faisait entendre le «Star-Spangled Banner» (fût-ce dans la version de Jimmy Hendrix), généralement en ouverture, avant les éphémérides de la décennie dont on allait parler; de la même façon que la durée d’un match n’est pas fixe, celle des émissions variait (le temps était la matière de cette série, plus que l’espace de jeu, qui est soumis, lui, à quelques règles); le «Take Me Out to the Ball Game» qu’entonnent les amateurs au milieu de la septième manche depuis des temps immémoriaux était interprété des centaines de fois (cela tournait d’ailleurs au procédé, sauf dans un passage de la septième émission durant lequel des invités chantaient a capella leur chanson fétiche; le paléontologue Stephen Jay Gould, l’historienne Doris Kearns Goodwin, les ex-joueurs Buck O’Neil, Curt Flood, Sammy Haynes et Slick Surratt, le comédien Billy Crystal, l’animateur Bob Costas, le poète Donald Hall, les journalistes Roger Angell, Daniel Okrent et Robert Creamer en avaient des versions différentes). La métaphore du match nourrissait donc nombre d’aspects de la série.
Une perspective chronologique ayant été retenue, le matériau documentaire changeait de nature selon les époques et la facture télévisuelle se transformait elle aussi. Les photos sépia du début, commentées en voix hors champ, laissaient place à des photos noir et blanc bientôt accompagnées d’enregistrements radiophoniques ou de chansons, puis à des films en noir et blanc, et finalement à des films en couleurs. Sur un siècle et demi, de la naissance mythique du sport avant la guerre de Sécession jusqu’aux années quatre-vingt, la nature des supports de la narration se modifiait, comme celle des récits sur lesquels elle prenait appui : fonds d’archives, articles, écrits autobiographiques, lettres, textes de fiction, etc. Le témoignage était omniprésent, de joueurs (particulièrement celui d’O’Neil), d’historiens (Goodwin, Gerald Early, Shelby Foote, John Thorn, Manuel Marquez-Sterling), de fans (Hall, Costas), de journalistes (Angell, Okrent, Thomas Boswell, George Plimpton, Charley McDowell), d’annonceurs (Vin Scully, Red Barber), d’humoristes (Crystal, George Carlin), d’un homme politique (l’ex-baseballeur et ex-gouverneur Mario Cuomo), d’un cinéaste (John Sayle), d’un syndicaliste (Marvin Miller), d’autres encore.
Des invités se contredisaient les uns les autres, comme ne manquait pas de le souligner le montage : pour l’inénarrable Bill Lee, coiffé d’une casquette rouge communiste sur laquelle étaient inscrites les lettres CCCP, le baseball est le sport capitaliste par excellence, alors que pour le columnist conservateur George Will, auteur du fabuleux Men at Work. The Craft of Baseball (1990), il s’agit d’une activité «semi-marxiste». (C’est à Will qu’on doit la meilleure définition du football : «Ce sport combine deux des pires éléments de la vie américaine. C’est de la violence ponctuée de réunions de comité.») Aux États-Unis, d’hier à aujourd’hui, chacun a quelque chose à dire sur le baseball, des anecdotes, souvent familiales, à partager, des statistiques à brandir, un joueur à panthéoniser, des échecs à ruminer, des moments glorieux à mythifier, des rites à observer, des rythmes à suivre, des gestes et des sons intemporels à évoquer.
Une passion américaine
Fasciné par l’histoire — il a reçu en 1990 le prix Pulitzer pour la série The Civil War —, Ken Burns n’a cessé dans sa plus récente série de dresser des parallèles entre l’évolution sociopolitique de son pays et celle de son sport national. Tout y passe : la transition de la ville à la campagne (en apparence pastoral, le baseball est une création urbaine), une guerre civile et deux guerres mondiales (Hank Greenberg déclarait frapper des circuits contre Hitler, tandis que les Japonais interdisaient la pratique du baseball), l’industrialisation (le baseball a longtemps occupé une place centrale dans la culture industrielle américaine), la lutte pour la reconnaissance des droits des femmes (la tante de Bill Lee, la mère de Casey Caendale et la grand-mère de Joe Phelan jouaient dans ces ligues féminines racontées au grand écran dans A League of their Own). Le traitement des luttes des Noirs était exemplaire à cet égard.
Burns a fait en sorte que le spectateur n’oublie jamais l’ostracisme dont ils ont souffert : Ty Cobb a beau détenir nombre de records et être vénéré à ce titre, il n’en souffrait pas moins d’un délire raciste dont les récits sont à vomir; il est inutile de chanter les louanges de Satchel Paige, de Rube Foster et de Josh Gibson, si l’on n’ajoute pas du même souffle que ces joueurs ont été cantonnés jusqu’à la fin des années quarante dans des ligues ségrégées (qu’elles aient été des modèles d’organisation ne change rien à l’affaire); après un passage quasi triomphaliste sur l’intégration des Noirs au baseball, Mario Cuomo demandait «Mais alors pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?». Le parallélisme entre l’histoire et le sport structurait Baseball.
Les séquences les plus fortes de la série mettaient en scène des joueurs noirs en butte aux infamies des instances dirigeantes du baseball. Ainsi, la sixième émission était centrée sur l’accession de Jackie Robinson à la même ligue que les autres joueurs, non aux Negro Leagues — de ses négociations avec le premier directeur-gérant (Branch Rickey) ayant décidé de faire signer un contrat à un joueur noir, à ses saisons dans l’uniforme des Dodgers, saisons marquées par la violence verbale et physique, en passant par son séjour à Montréal (un journaliste affirmait que cette ville était la seule où l’on poursuivait un joueur noir pour le féliciter, et non pour le lyncher). Deux mots résumaient l’homme Robinson : «dignity and rage». La huitième émission, elle, était consacrée aux combats de Curt Flood, d’abord contre le racisme de ses coéquipiers, puis contre les propriétaires d’équipe qui lui interdisaient d’offrir ses services à l’équipe de son choix, combats qui lui fermeront définitivement la porte des stades : «I’m glad God made my skin black; I’m just sorry He didn’t make it thicker», dit-il aujourd’hui.
Écrire le sport
Chacun le sait : il n’y a guère de sport moderne qui se prête mieux à la littérature que le baseball. A. Bartlett Giamatti, avant de devenir commissaire du baseball majeur, enseignait la littérature de la Renaissance à Yale, et Moe Berg, receveur substitut malgré des études à Princeton, à la Sorbonne et à Columbia, a publié dans la Romanic Review (on lira sur cet étonnant personnage, absent de la série, la biographie récente de Nicholas Dawidoff, The Catcher Was a Spy); on ne sache pas que de pareils parcours soient courants dans le monde de la lutte professionnelle ou du curling. Les romans et recueils de nouvelles de W.P. Kinsella (Shoeless Joe, dont on a tiré le film Field of Dreams), de Bernard Malamud (The Natural) ou de Robert Coover (The Universal Baseball Association, Inc., J.Henry Waugh, Prop.) tiennent une place dans la littérature que les autres sports ne sauraient prétendre leur ravir : les chroniques cyclistes d’Antoine Blondin, les allusions à la lutte chez John Irving ou à la boxe chez Hemingway, les biographies de joueurs de hockey, cela est de peu de poids à côté de The Great American Novel (1973) de Philip Roth. Baseball n’a pas été insensible à cette précellence de son objet dans les Lettres.
Si le spectateur pouvait regretter l’absence de Kinsella et de Roth, il avait toutefois le loisir d’entendre des poètes (Hall), des biographes (Creamer), des scientifiques (Gould), des journalistes (Boswell), un spécialiste de la Paris Review (Plimpton), en plus d’extraits d’œuvres de Walt Whitman, de Ring Lardner et de Francis Scott Fitzgerald (que l’on ne confondra pas avec l’ancien receveur des Expos). L’invention langagière, indissociable de l’invention littéraire, est constitutive du rapport au langage de certains baseballeurs : il n’est pas étonnant que Roger Angell, sempiternel partisan floué des Red Sox de Boston, ait inventé un palindrome pour résumer l’échec des rêves de son équipe favorite — «Not so Boston» —, quand on le voit côtoyer des poètes tels Casey Stengel ou Yogi Berra, le premier ayant déjà demandé à ses joueurs de se ranger sur le terrain par ordre alphabétique de taille et le second n’hésitant pas à répéter que «ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini». Pour accéder au récit, écrit aussi bien que télévisuel, n’est-il pas nécessaire de se créer une langue à soi ?
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