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«Compte rendu. Mireille Bossis (édit.), la Lettre à la croisée de l’individuel et du social», Bulletin de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 14, décembre 1994, p. 17-18.
Benoît Melançon
Identifiant ORCID : orcid.org/0000-0003-3637-3135
Bossis, Mireille (édit.), la Lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Kimé, coll. «Détours littéraires», 1994, 254 p. Préface de Ghyslaine Guertin. 190 F
Les 14, 15 et 16 décembre 1992, l’Institut national de la recherche pédagogique accueillait à Paris le colloque «La lettre à la croisée de l’individuel et du social». Proposé par Mireille Bossis, qui en publie aujourd’hui les Actes, ce colloque réunissait des épistologues d’Europe, du Proche-Orient et d’Amérique du Nord, sous le patronage d’un conseil scientifique interdisciplinaire de douze membres. Il s’agissait pour les participants de s’interroger sur «l’économie même de l’écriture épistolaire» (M. Bossis) en sa double dimension, individuelle et sociale. La lecture des Actes révèle qu’il est plus facile d’étudier la première que la seconde.
Les communications publiées sont regroupées en trois sections chronologiques : «Émergence de la lettre comme genre (XVIIe et XVIIIe siècle)» (sept textes), «Diversification des pratiques au XIXe siècle» (seize textes), «Évolution des pratiques au XXe siècle» (onze textes). Malgré la diversité des objets, on voit se dessiner dans les contributions rassemblées des lignes de force, que l’on pourrait regrouper en fonction des médiations que les auteurs font jouer entre l’écriture individuelle et les contraintes sociales. Pour qui s’intéresse à la socialité de la lettre, ces médiations sont d’une importance capitale : si l’on veut éviter l’impressionnisme et le jugement de valeur, c’est sur leur description et leur analyse que doit s’appuyer l’interprétation de la dimension sociale de la lettre.
La principale de ces médiations est la conception que se fait chaque époque de la Littérature et du système des genres. Pour comprendre le courrier des lecteurs de Bernardin de Saint-Pierre (J.M. Goulemot et D. Masseau) ou le courrier des lectrices de Balzac (C. Mounoud-Anglés), pour donner sens au réseau épistolaire (et patriotique) de l’abbé Henri-Raymond Casgrain (M. Brunet) ou à la carrière du publiciste Arthur Buies (F. Parmentier), pour replacer l’Artiste parmi les personnages mythiques du XIXe siècle (N. Abdelaziz), il importe de décrire l’imaginaire des Lettres et de l’Écrivain à chaque époque. De même, les injonctions des manuels (G. Haroche sur la «médiation cicéronienne») et les conditions concrètes de la pratique du métier d’écrivain public (M. Reverbel) sont historiquement déterminées. Il n’en va pas autrement des relations de l’épistolaire avec les genres de l’intime, qu’il s’agisse de l’autobiographie moderne (R. Lubas-Bartoszynska), des lettres spirituelles ou des biographies anglicanes et puritaines au XVIe et au XVIIe siècle (L. Bergamasco), du pamphlet révolutionnaire (J.-J. Tatin-Gourier) ou du journal intime, lui qui est abordé de façon plus qu’allusive dans une bonne demi-douzaine de lectures. Se rapportant à des systèmes génériques divers, l’activité épistolaire est aussi encadrée par des institutions — littéraires, artistiques, politiques — dont le statut n’est pas donné une fois pour toutes : recueillir les lettres du saint-simonisme (P. Régnier) n’a pas la même portée que publier des recueils épistolaires dans la Roumanie communiste (C. Mamali) ou qu’affronter la censure moderne (J. Hassoun), et la pratique d’un graveur belge du XIXe siècle, Félicien Rops (H. Vedrine), doit être distinguée de celle d’un musicien canadien contemporain, Glenn Gould (G. Guertin). Si la lettre est un objet social, elle est un objet historique; pour lui donner sens socialement, il faut la situer dans son cadre historique.
Ce cadre n’est pas que littéraire. Parmi les médiations qu’il conviendrait d’étudier de façon soutenue, certaines sont présentes chez plusieurs collaborateurs. La famille est une de ces médiations récurrentes, celle, «double», de Julie de Lespinasse (J.-N. Pascal) comme celle d’Eugénie de Guérin (C. Planté), celle qu’évoquent les fonds Mertzdorff, Duméril et Froissart (C. Dauphin, D. Poublan, P. Lebrun-Pezerat) aussi bien que celles d’Élisabeth Lacoin et de Françoise Dolto (I. Grellet et C. Kruse) ou d’Isabelle Eberhardt (C. Boustani). L’institution religieuse ne marque pas de la même façon la superstition dans l’Italie du Sud (G. Charuty et P. Ciambelli) et le «processus d’individuation de la relation amoureuse» dans des correspondances populaires au Québec (R. Hurtubise), mais elle n’en exerce pas moins une influence réelle sur nombre d’ensembles épistolaires et, de ce fait, les renvoie à l’histoire. La politique s’interpose souvent entre les correspondants, à la Révolution (Y. Went Daoust), sous Napoléon (B. Fink), avant 1848 (A. Mitzman). Enfin, les représentations collectives de l’intimité et le lexique qui les exprime évoluent, ce qui oblige à s’interroger sur ce que Christine Planté appelle justement «l’effet d’intime», par exemple chez un Diderot inversant les valeurs respectives de la vie sociale et de la nature (M. Buffat) ou chez une Sophie Cottin choisissant l’amitié (épistolaire) contre l’amour (C. Cusset).
Il ne faut pas conclure de cette énumération des médiations entre l’individuel et le social que leur analyse aille de soi et soit toujours convaincante. Si, en effet, il est évident que la lettre a quelque chose à dire du social, et si plusieurs des auteurs arrivent à mettre en lumière les composantes essentielles de tel ou tel corpus, le travail d’articulation théorique entre ces deux dimensions des textes n’est pas encore satisfaisant. Une des façons de dépasser la «topologie thématique» (M. Bossis), d’éviter le simple parallélisme du texte et de son contexte, de mesurer l’efficace des stratégies épistolaires et de cerner avec précision la nature de la socialité de la lettre — elle n’est évidemment pas celle du roman ou de la poésie — aurait été de nourrir les articles par les réflexions les plus récentes sur la lecture sociale de la littérature : on ne peut qu’être étonné en lisant cet ouvrage de ne presque jamais voir apparaître les noms des tenants actuels de la sociologie externe de la littérature (Bourdieu, Dubois, Viala), de la sociocritique (Duchet, Cros, Robin), de l’analyse du discours (Angenot) ou de l’histoire sociale de l’intime (Habermas) ou des mentalités (Elias), et de ne trouver qu’exceptionnellement des remarques sur l’origine sociale des correspondants (font exception les contributions de J.M. Goulemot et D. Masseau, de F. Parmentier, de R. Hurtubise, d’I. Grellet et C. Kruse). À côté de stimulantes suggestions du côté de la pragmatique (M.F. Chanfrault-Duchet) ou de tentatives formelles de définition du social et du personnel, de l’individuel et du collectif, du privé et de l’intime (H. Vedrine), on eût aimé que soient convoqués ceux qui aujourd’hui se demandent ce que peut la lecture sociale des textes. Ils sont nombreux.
Ce sont en fait les objets inattendus qui donnent lieu aux réflexions les plus fécondes sur le plan du renouvellement des études sur l’épistolaire. Qu’arrive-t-il quand un lecteur «sauvage» prend la plume pour s’adresser au grand homme, Bernardin ou Balzac ? Si «l’acte d’archiver est un acte d’énonciation» (P. Régnier), à quelles fins et en fonction de quelles logiques les saint-simoniens ont-ils systématiquement recueilli leurs lettres en archives ? Quels sont les effets du contrat qui lie les adolescents et les adultes regroupés grâce à l’association «Vivre et l’écrire» de Pierre de Givenchy, son but étant de mettre en communication des gens que rien n’unit avant l’entrée en correspondance (M.F. Chanfrault-Duchet) ? Peut-on décrire la logique argumentative quasi juridique à l’œuvre dans la lettre de refus d’un éditeur ou du comité de rédaction d’une revue (S. McEvoy) ? À qui s’adresse-t-on quand on écrit à un jeune séminariste mort qui se ferait entendre par la bouche de la tante qui lui a dédié un sanctuaire (G. Charuty et P. Ciambelli) ? Comment lire la «correspondance tournante» des condisciples de la classe de 1925 du Lycée de Dresde, cette «autobiographie collective publique» qui passe sous silence le politique (C. Heinritz et B. Bray) ? Ayant à réfléchir à des objets atypiques, les critiques sont obligés de se doter de nouveaux outils conceptuels. De la mise en commun de ces outils et des réflexions actuelles sur la socialité du texte pourra naître cette «méthodologie d’approche […] strictement établie et respectée» qu’appelle de ses vœux Mireille Bossis.
N.B. Que Kimé soit un jeune éditeur n’excuse pas les importantes carences éditoriales de l’ouvrage : pas une page sans coquilles (jusque dans les titres de section et la table des matières), une généalogie et une annexe annoncées qui brillent par leur absence, une bibliographie oubliée (celle de C. Mamali), des lacunes dans le rappel des colloques récents sur l’épistolaire (au début de l’«Introduction» de M. Bossis), des adresses bibliographiques incomplètes — tout cela rend difficile la lecture de l’ouvrage, et injustifié son prix.
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