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«Parlez-moi d’amour : les Phoques de San Francisco / Pierre Mertens, Vox / Nicholson Baker et la Lettre d’amour / numéro 24 de la revue Textuel», Spirale, 122, mars 1993, p. 9.

Benoît Melançon

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Que le télécopieur devienne objet de littérature n’était qu’une question de temps; lui qui a envahi la vie quotidienne devait trouver tôt ou tard son chantre. Mais de quel télécopieur serait-il alors question ? De celui de l’homme d’affaires, symbole d’une mythique efficacité sans frontières ? De celui disponible dans les lieux publics, signe d’un monde où les nouveaux outils de la communication (téléphone cellulaire, modem, etc.) ne cessent de proliférer ? Pierre Mertens, dans la nouvelle éponyme de son recueil les Phoques de San Francisco, a choisi de faire voir comment cette nouvelle technologie transforme en profondeur le discours amoureux et l’intimité (le recueil est d’ailleurs truffé d’allusions au journal intime, à l’autobiographie, aux Mémoires). Ce faisant, il partage les préoccupations de Nicholson Baker sur ce qu’est devenue la communication amoureuse. Pas d’amour sans lettres, a-t-on cru pendant longtemps. Mais, aujourd’hui, comment parler d’amour ? Qu’est-ce que l’intimité amoureuse ?

Votre beau discours…

Participant à un congrès d’écrivains à San Francisco, Pavol Timeska, vieillissant «mandarin helvétique» d’origine slovaque, s’ennuie de sa jeune maîtresse britannique en colloque à Bruges et décide de lui écrire des lettres d’amour. Cette banale situation prend une dimension nouvelle quand l’épistolier a recours au télécopieur pour combler la distance qui le sépare de Vanessa Dew. Dès lors, la nature de l’échange épistolaire change. La télécopie est-elle bien cette «correspondance absolue» dont parle Timeska ?

La lettre s’est toujours nourrie du temps, celui passé à lire et à écrire, celui qui sépare les lettres les unes des autres, celui qui y est fantasmé (présent douloureux, passé idéalisé, futur idyllique). Avec le télécopieur, la donne est différente, car le passage du temps est réduit à sa plus petite expression; comme le dit Pavol Timeska, qui a une horreur «définitive et absolue» du «décalage», le télécopieur rend possible la «traduction simultanée [des] sentiments amoureux», avec lui on peut devenir enfin «synchrone», il a donc un «caractère sacré, quasi miraculeux». Grâce à lui, l’amour n’est plus différé : il reste immédiat, «contemporain». Écrire n’est plus une expérience de la douleur du temps et de la souffrance de l’absence.

Si le temps n’est plus être le même, maintenant que le télécopieur feint de le suspendre, la lettre en tant qu’objet se transforme également sous la poussée de la technologie. Qui n’a jamais lu, sinon écrit, que l’on peut baiser une lettre, la déchirer, pleurer sur elle, la relire, la froisser, la jeter au feu, la conserver précieusement ? Qui n’a jamais imaginé qu’elle se substituait au corps de l’autre ? Cela est certes encore vrai avec une télécopie, mais pour les deux épistoliers, et non plus pour le seul destinataire. Ce qui jusqu’à récemment était le privilège d’un seul (recevoir un objet tenant lieu du corps de l’autre) devient un plaisir que l’on peut partager : celui qui envoie une télécopie en garde en effet l’original et ce dernier peut devenir pour lui un fétiche, de la même façon qu’elle est un fétiche pour qui la reçoit. Il y a mieux, laisse entendre Timeska, lorsqu’il apprend par Vanessa que les télécopies n’auraient qu’une espérance de vie de deux ou trois mois : l’objet fétichisé, conservé comme une relique, cette télécopie que l’on a reçue, elle n’est nôtre que pour un temps limité; c’est l’original que l’on envoie — et que l’on garde — qui acquiert le statut de fétiche. Le partage de la lettre d’amour s’abolit dans cet étrange commerce où l’on donne tout en conservant, où l’on ne se confie qu’en se retenant. La lettre d’amour reste un plaisir solitaire, mais maintenant temporaire pour le destinataire et permanent pour le destinateur.

Poster une lettre et l’insérer dans un télécopieur sont deux gestes antithétiques. Une absence qui n’est plus différée et un texte qui s’efface entre les mains de celui qui le lit, est-ce cela l’amour ?

…mon corps n’est pas las de l’entendre…

Vox est le quatrième ouvrage de Nicholson Baker. On connaissait de lui deux romans, The Mezzanine (1988) et Room Temperature (1990), ainsi qu’un essai sur John Updike, U and I. A True Story (1991), remarquable en ce que la vénération de Baker pour l’auteur de Telephone Poles et de Couples ne s’appuyait, de façon explicite, que sur une lecture lacunaire, et souvent fautive, de son œuvre : moins de la moitié de ses livres, cités de mémoire. The Mezzanine se déroulait entièrement pendant que le narrateur, empruntant un escalier roulant, passait du rez-de-chaussée de l’immeuble où il travaillait à sa mezzanine. Room Temperature tenait dans le temps d’une tétée de la fille du narrateur, «the Bug». L’unité de Vox est semblable à celle des deux autres romans : 165 pages, une conversation téléphonique. On ne s’écrit pas de lettres ici; on parle de son corps à un inconnu et on essaie de lui faire découvrir, au sens littéral, le sien. Signe des temps, ces activités se font à distance, sans contacts physiques entre les interlocuteurs. Quoi de plus safe sex que le téléphone de Vox ou le fax de Mertens ?

Dans le roman de Baker, le langage du corps occupe tout l’espace de la communication, et cet espace est très étroitement circonscrit. Deux inconnus font connaissance grâce à un service de rencontres téléphoniques («2VOX», 2 $ de la minute), et le roman est la transcription de leurs ébats téléphonico-libidineux, dans lesquels la conversation et la masturbation sont étroitement liées : comme le disent les pragmaticiens, «dire c’est faire». Par son minimalisme enjoué, par son enthousiasme pour le détail, par son art de la description et de la digression, Vox se donne à lire comme la pleine réalisation du credo romanesque exposé dans U and I. Le roman, pour Baker, est ce genre qui se donne pour objectif «to capture pieces of mental life as truly as possible, as they unfold, with all the surrounding forces of circumstance that bear on a blastula of understanding allowed to intrude to the extent that they give a more accurate picture». Un tel projet suppose que les morceaux de vie mentale que saisit le romancier soient précisément inscrits dans le contexte qui les voit se déployer, mais aussi qu’il faut s’en éloigner si l’on veut les saisir dans leur complexité. C’est ce qui explique qu’aucun événement n’est isolé pour Baker : tout se tient et, à ce titre, peut être raconté. Chaque geste en rappelle un autre, chaque objet, chaque action. Du fait le plus ténu — un lacet brisé, le mouvement d’un mobile, une maladie de la peau, des collants —, Baker fait le fondement de multiples fresques domestiques. Dans Vox, la solitude est en centre de la fresque.

Abby et Jim ne se connaissaient pas avant que le hasard d’une rencontre téléphonique ne les réunisse. Lui vit dans l’Ouest et elle dans l’Est des États-Unis, ils sont seuls, ils ont en commun quelques fantasmes — et ils sont bien prêts à se les faire connaître. L’espace d’une conversation, ils s’inventent leur propre langage amoureux : leur bi-onanisme asynchrone devient du «strumming», les seins des «frans», le sexe masculin un «Delgado» (le langage des amants des «Phoques de San Francisco» est lui aussi «un semblant de code» et ils rêvent d’«une langue inédite»). Jim et Abby se racontent diverses expériences érotiques et cherchent des points communs à leurs récits : à défaut de posséder des objets ayant appartenu à l’autre, ils décrivent ce qui les entoure et les lieux où ils se trouvent, se constituant un environnement grâce auquel ils peuvent se représenter l’un à l’autre. Après une période d’incertitude et d’hésitation, ils parviennent à créer un climat de confiance qui leur permet de mieux explorer — individuellement, puis ensemble, mais durant un seul temps, celui de la conversation — les méandres du corps amoureux et de se révéler certains de leurs secrets : «I need to know secrets and have secrets and keep secrets. I need to be confided in», dit Jim. Est-on si loin de la lettre d’amour ?

…pourvu que toujours…

Les questions que soulèvent le recueil de Mertens et le roman de Baker, on les retrouve dans plusieurs des quatorze textes réunis par José-Luis Diaz dans le 24e numéro de la revue Textuel de l’Université Paris-VII (un florilège et une bibliographie accompagnent ces textes). Le thème de «La lettre d’amour» y est abordé dans les archives de la noblesse française au XVIIIe et au XIXe siècle, à travers des romans japonais médiévaux, chez Marivaux, Diderot, Stendhal, Sand et Musset, Marie Mattéi, Marina Tsetaeva, Anaïs Nin et Henry Miller, Isabella Andreini, Victor Hugo. Les lettres de Joyce à Nora en 1909 rappellent que toute correspondance amoureuse n’est pas nécessairement chiffrée. Signant «Jim», Joyce écrit ainsi, le 9 décembre : «Tell me the smallest things about yourself so long they are obscene and secret and filthy. Whrite nothing else». À défaut du télécopieur, l’informatique est au programme de Textuel : Bernard Magné présente, «dans le cadre encore un peu utopique du PARLA (Progiciel d’Aide à la Rédaction de Lettres d’Amour)», quelques possibilités d’ADAAMO («ADresses Amoureuses Assistées par Micro-Ordinateur») et de SIGNAAMO («SIGNatures Amoureuses Assistées par Micro-Ordinateur»). À partir de deux listes d’hypocoristiques, et après de savants calculs, Magné conclut qu’Aline, l’héroïne de Sade, en combinant ces diverses adresses et signatures, pourrait écrire à Valcour 74 925 720 318 960 lettres…

Dans ses «Treize propos sur la lettre d’amour», Bernard Bray note qu’elle «est un obligatoire élément de la scène amoureuse». Que cela soit vrai, ne serait-ce qu’en littérature, est indubitable. Il n’en reste pas moins, comme le montrent Mertens et Baker, que cette scène se transforme : la communication amoureuse ne sera plus jamais ce qu’elle était.

Références

les Phoques de San Francisco de Pierre Mertens, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 134, 1991, 156 p.

Vox de Nicholson Baker, New York, Random House, 1992, 165 p.

«La lettre d’amour», numéro 24 de la revue Textuel, 1992, 200 p.


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