Compte rendu de

Otto PÖGGELER, Der Stein hinterm Aug. Studien zu Celans Gedichten, München, Wilhelm Fink Verlag, 2000, 195 pages.


[Archives de philosophie
64, 2001, ou 65, 2002]

La poésie a toujours été une grande inspiration pour la philosophie allemande. C’est ce qui l’empêche, encore aujourd’hui, de succomber à la philosophie analytique, laquelle ne paraît pas très disposée à reconnaître dans la poésie une source originaire de vérité. Mais la poésie est aussi devenue assez inaudible sur le continent. Adorno n’a-t-il pas dit qu’il serait barbare de faire un poème après Auschwitz? Mais peut-être serait-il, après tout, plus barbare encore de ne pas en faire.

La poésie qui a suscité le plus d’attention depuis la guerre en est justement une qui s’est efforcée de parler à partir d’Auschwitz, celle de Paul Celan. On connaît le destin tragique de Celan, dont les parents ont péri dans les camps. Comme le rappelle le nouveau livre d’Otto Pöggeler, le second qu’il consacre à Celan après
Spur des Wortes : Zur Lyrik Paul Celans
(Alber, Freiburg/München, 1986), toute sa poésie se veut un monument à la mémoire de ceux qui ont été privés de voix (ou de souffle, le mot Atem étant l'un des plus persistants chez Celan). C'est cette voix qu'il cherche à leur redonner dans sa Todesfuge, la Fugue de la mort, que tous les lycéens allemands connaissent (de quel poème français pourrait-on dire la même chose depuis 1945?) : der Tod ist ein Meister aus Deutschland, « la mort est un maître qui vient de l'Allemagne » (formule reprise par Rüdiger Safranski dans le sous-titre de sa grande biographie de Heidegger : ein Meister aus Deutschland, allusion qui a irrité bien des Allemands). La poésie de Celan sourd de la nécessité et de l'impossibilité tout à la fois de préserver la mémoire de l'indicible, ce qui explique le caractère puissamment hermétique de sa poésie. Celan se sentait presque coupable d'être un survivant de l'holocauste. On devine son exaspération quand on prétendit que la Todesfuge était un plagiat! L'accusation était absurde, mais Celan en a cruellement souffert. D'autres,  ou les mêmes, l'accusaient, tout aussi sottement, de se « styliser » en poète de l'holocauste. Ses derniers années furent marquées par des accès de grande dépression et des poésies plus hermétiques encore. On le repêcha dans la Seine en mai 1970. Tout incite à croire qu'il s'est agi d'un suicide, mais Pöggeler nous rappelle que nul ne peut en être absolument sûr.

Otto Pöggeler a bien connu Celan, mais aussi les grands philosophes qui se sont intéressés à son 'uvre en Allemagne, Heidegger et Gadamer. Même si Celan fréquentait des auteurs et des herméneutes farouchement hostiles à Heidegger, comme Jean Bollack et Peter Szondi, il a toujours été fasciné par la pensée du maître de Fribourg, dont on sent l'empreinte dans les écrits plus théoriques du poète. Pöggeler retrace les grandes étapes de cette fascination, depuis les premières lectures de Sein und Zeit en Bucovine jusqu'aux écrits de Heidegger sur le langage, que Celan admirait. Mais l'admiration était réciproque, nous apprend Pöggeler. Heidegger connaissait à fond toute l'oeuvre de Celan. Il a assidûment assisté aux lectures de ses poésies que faisait Celan à Fribourg. Les deux se sont rencontrés en 1967 à Todtnauberg. Celan en a tiré un poème, Todtnauberg, où l'on a surtout entendu son désarroi au sujet d'un mot de Heidegger, sur l'holocauste évidemment, qui ne serait jamais venu (ce mot, Heidegger pensait, pour sa part, l'avoir livré dans son entretien du Spiegel en 1966, qui devait paraître au lendemain de sa mort). On en a souvent conclu que ce poème avait été l'occasion d'une rupture, bien compréhensible de la part du poète. Or le dialogue s'est poursuivi : Celan avait fait parvenir son poème à Heidegger, et on connaît depuis 1997 une réponse de Heidegger au poème Todtnauberg, que Pöggeler commente avec finesse. Celan et Heidegger se sont à nouveau rencontrés en juin 1968 (où ils ont parlé des événements de mai), puis en mars 1970, quelques semaines seulement avant la mort du poète. Se rendant compte de l'état désastreux dans lequel il se trouvait alors, Heidegger aurait souhaité lui montrer les contrées salvatrices de la Forêt Noire et du pays de Hölderlin, qui l'avaient autrefois aidé à surmonter ses propres crises personnelles (l'abandon de la théologie en 1911, la perte de ses illusions à propos d'Hitler en 1938 et les procès de dénazification en 1945-46). Selon Pöggeler, seule la mort du poète aurait interrompu le dialogue qui s'était engagé entre les deux. Nul ne peut donc nier qu'un véritable échange entre Heidegger et le poète de l'holocauste eût encore été possible.

C'est un tout autre débat que conduit Pöggeler avec Gadamer, qui a lui-même rédigé un petit livre sur Celan en 1973. Ce livre proposait une lecture rigoureusement « immanente » d'Atemkristall, l'un des recueils les plus cryptiques de Celan. Ce qui a toujours frappé, voire scandalisé les connaisseurs de Celan, c'est que Gadamer n'y traitait à peu près jamais de l'holocauste. C'est que les allusions de Celan à la Shoah restent le plus souvent indirectes, cryptées et souvent très personnelles, seuls les proches de Celan nous aidant à les détecter (d'où l'importance des témoignages et de la correspondance dans la littérature sur Celan). C'est pourquoi Pöggeler plaide en faveur d'une lecture allégorique, ou génétique, de l''uvre de Celan. Il reproche à Gadamer de lire Celan comme s'il lisait Goethe ou George. Gadamer, pour sa part, disait suivre le conseil que donnait Celan à ceux qui lui demandaient comment il fallait lire ses poèmes : il ne faut que les lire, les lire et les relire. Gadamer n'est donc pas sûr qu'il faille nécessairement connaître des détails secrets de la vie, et de la souffrance, de Celan pour comprendre ses poèmes.

Mais les réponses de Gadamer à ses critiques (Gesammelte Werke, t. 9, 448) montrent qu'il est plus disposé qu'on ne le prétend souvent à apprendre de la Celan-Forschung. Mais c'est un autre aspect qui le préoccupe et qui mérite d'être pris en compte (et où on aurait vraiment tort de voir une « méthode herméneutique », comme cela se fait trop superficiellement) : la poésie est-elle d'abord écrite pour la Wissenschaft ou la critique philologique? Si le poème ne devient parlant qu'après avoir été déchiffré par la Wissenschaft, est-ce alors au poème ou à son explication scientifique que le lecteur porte attention? De plus, il y a souvent de profondes discordances dans les interprétations génétiques des poèmes de Celan (ainsi que le confirment les positions contrastées de Pöggeler et Bollack). Ce qu'appréhende Gadamer, c'est que dans une lecture purement allégorisante ou génétique, le poème ne devienne lui-même un peu superflu. La véritable compréhension ne s'accomplit-elle pas après le travail de déchiffrement, avec lequel on aurait tort de la confondre?

Jean GRONDIN