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Jean-François Médard. 1991. « L’État néo-patrimonial en Afrique noire». Dans États d’Afrique noire : Formation, mécanisme et crise. J-F Médard, dir. Paris : Karthala. P.323-353.

 1-      Synthèse

Dans ce texte soumis à notre étude, Jean-François Médard  traite de la question de l’État en Afrique, un État qu’il qualifie de néo-patrimonial. Son propos tend à démontrer que la plupart des États du continent (sinon tous) mais à des degrés divers, ont ceci de particulier qu’ils partagent ensemble un fonds commun néo-patrimonial. En d’autres termes, tous les États africains sont gérés comme des entreprises privées, selon un mode de domination patriarcale, ce qui est un véritable obstacle à leur développement.

L’argument principal sur lequel l’auteur s’appuie pour supporter son hypothèse est qu’en Afrique, il n’y aurait aucune distinction entre le domaine public et le domaine privé dans la gestion des affaires de l’État, «le chef organisant son pouvoir politique comme l’exercice de sa gestion domestique». La confusion du public et du privé dans la conduite des affaires de l’État fait pour ainsi dire des États africains, des entreprises politiques à caractère néo-patrimonial.

Pour étayer son argument, Médard emprunte à Max Weber sa définition du patrimonialisme. Il s’agit d’un mode de gouvernement basé sur une forme de domination personnelle, empruntant à la fois à la tradition et surtout à l’arbitraire. Le chef dans cette situation, traite toutes les affaires comme s’il s’agissait de trucs personnels, de «propriétés privées». D’autre part, toujours selon l’analyse que Médard fait des écrits de Weber, le patriomialisme regroupe des pratiques comme le clanisme, le népotisme, le tribalisme, la corruption etc. et toutes ces pratiques sont le lot commun des États africains. Ainsi, vu qu’en Afrique, il n’ y a pas de véritable distinction entre le domaine public et le domaine privé et que chaque société africaine se caractérise par la prédominance des pratiques citées ci-dessus, alors Médard conclu que l’on peut bel et bien parler  de patrimonialisme dans le cas de l’Afrique, malgré les critiques de certains auteurs.

Médard apporte toutefois une nuance. Au concept de patrimonialisme, il lui colle le préfixe «néo» pour mieux l’appliquer au contexte africain. Ceci ne signifie pas, selon l’auteur, que les pratiques patrimoniales que l’on observe sur le continent africain ne sont qu’une «résurgence actuelle d’un phénomène ancien». Non. Il s’agit plutôt d’une adaptation à la réalité africaine. Pour Médard, les États africains sont de type mixte. Ils sont un mélange à la fois du traditionnel et du moderne. La présence d’une bureaucratie vient témoigner de son caractère moderne. Autant le chef a tous les pouvoirs et gère le territoire comme s’il s’agissait d’un domaine personnel, autant il doit composer avec des pratiques dites modernes dont la mise en place d’une bureaucratie.

Une fois le concept défini et appliqué au contexte africain, Médard s’emploi dans la deuxième partie de son texte à donner certaines caractéristiques de l’État néo-patrimoniale africain.

La première de ces caractéristiques est ce que l’auteur appelle la personnalisation du pouvoir. Elle découle de l’absence de distinction entre les domaines publics et privés. Les détenteurs de pouvoir se l’approprient et créent ainsi une confusion entre la fonction et celui qui l’occupe. La personnalisation du pouvoir engendre pour ainsi dire un manque d’institutionnalisation. L’État en Afrique serait peu ou pas du tout institutionnalisé.

La deuxième caractéristique est  ce que l’auteur appelle «le  mode particulier d’accumulation des ressources politico-économiques et symboliques». En Afrique selon Médard, il faut être riche pour avoir le pouvoir, et il faut avoir le pouvoir pour être riche. Il s’agit du principe de l’interchangeabilité des ressources économiques et politiques.  Médard part  du modèle du big man qui réussit à se constituer un capital de relations personnelles dont la polygamie est l’une des pièces maîtresses. Une fois ce capital relationnel réuni, et grâce aux pratiques néo-patrimoniales (pouvoir personnel, appropriation, exploitation etc.),  le big man peut ensuite aspirer à accumuler un pouvoir politique, gage à son tour de succès économique. Ainsi,  le pouvoir  politique va servir à enrichir son détenteur et le pouvoir économique ainsi acquis  va servir à accroître le pouvoir politique et ainsi de suite.

La troisième caractéristique de l’État néo-patrimonial en Afrique est qu’il est l’instigateur des inégalités sociales sur le continent. Pas qu’il engendre nécessairement une bourgeoisie (terme que Médard refuse d’appliquer à l’Afrique) mais parce qu’il est à l’origine de l’émergence d’une classe dite dominante ou de privilégiés  et une autre constituée des laissés-pour-compte.

La quatrième caractéristique de l’État néo-patrimonial est son incapacité à promouvoir le développement. Selon Médard, les autorités africaines n’ont pas pour premier souci, le bien-être de leur pays. Ils pensent plutôt à leur enrichissement et à la préservation de leur pouvoir. Dans ce contexte, le développement ne peut prendre de l’essor, puisqu’il n’est la préoccupation de personne.

1- La critique

La première critique que nous comptons adresser à l’endroit du texte de Médard est l’utilisation par l’auteur de l’expression «État néo-patrimoniale». L’auteur s’en défend certes dans son texte mais ses explications ne nous satisfont pas totalement.

Si Médard considère l’état comme étant un territoire avec une population dirigée par une administration le tout coiffé par une reconnaissance internationale, alors on peut être d’accord avec l’utilisation de son expression. D’autre part, Médard estime que les États africains détiennent tous le monopole de la coercition physique légitime et ne font, dans leurs activités, aucune distinction entre les sphères publiques et celles du privées. Ce qui le pousse à parler d’État néo-patrimonial. Or il reconnaît lui-même que les États africains ne connaissent ni institutionnalisation, ni différenciation, deux des principaux facteurs qui concourent à définir  l’État.  Selon nous, la détention du monopole de la coercition légitime et la présence d’une bureaucratie (dont la mise en place n’est pas encore achevée) ne peuvent suffire à  elles seules à qualifier une entité politique d’État. En Europe déjà, c’est avec la différentiation et l’institutionnalisation que l’État  a commencé à prendre forme. C’est quand Le roi n’était plus à mesure de dire «l’État c’est moi» que l’on a pu commencer à parler d’État en Europe.  Médard dit lui même dans son texte que «Thomas Callaghy nous a convaincu qu’on ne peut en même temps parler de patrimonialisme et de bourgeoisie» Nous lui disons la même chose. On ne peut en même temps parler de néo-patrimonialisme et d’État, les deux termes s’excluant l’un et l’autre.

D’autre part, on serait en droit de se poser des questions quant à la légitimité du monopole de la coercition physique que détient les autorités politique en Afrique. D’où leur vient cette légitimité? Qui la leur a attribué? Étant donné qu’on a même des doutes sur cette légitimité, l’utilisation de l’expression État néo-patrimonial devient par conséquent problématique.

Un autre point qui nous a paru flou est l’explication du processus d’accumulation des ressources politico-économiques. Médard estime que «pour s’enrichir, il faut faire de la politique et pour faire la politique, il faut être riche». Ceci nous met face au même dilemme qui est celui de la poule et de l’œuf. Il est vrai que plusieurs personnes se sont enrichies  grâce à la politique  et  d’autres ont profité de leur pouvoir économique pour accéder au pouvoir politique. Mais cela ne signifie pas que les pouvoirs soient essentiellement liés. On se serait attendu à ce que l’auteur nous dise tout simplement que la personne qui s’est enrichie d’une façon ou d’une autre a toutes les chances d’accumuler un pouvoir politique, et inversement celle qui par divers moyens (les premiers lettrés par exemple) a atteint les sommets de l’État a lui aussi toutes les chances de devenir riche. Il faut bien que l’un engendre l’autre, que le pouvoir politique engendre le pouvoir économique ou alors l’inverse. Ce que nous voulons dire est qu’il faut qu’un précède l’autre. C’est ce que Médard n’a pas voulu reconnaître ou n’a pas su expliquer.

D’autre part, Médard semble conditionner le développement de l’Afrique à celui du capitalisme. Ce à quoi nous nous opposons. Il est vrai que le patrimonialisme est un frein au mode de production capitaliste en ce sens qu’il est basé sur une économie affective. Mais le capitalisme n’est pas la panacée pour l’Afrique. Au contraire! Comme le dit si bien Jean-Marc Ela, «les Africains ont tendance à prendre leurs distances à l’égard d’un modèle de développement pour lequel les inégalités socio-économiques sont considérées comme un des véritables moteurs de progrès». Et plus loin, il ajoute «Ils remettent en cause une modernisation économique imposant la destruction du lien social. Peu d’Africains sont disposés à assumer une modernité aliénante qui vise à instaurer une manière d’être et d’agir centrée sur l’individualisme…» C’est effectivement parce que les Africains n’ont pas adopté le mode de production et de consommation individualiste donc capitaliste que Médard estime que l’Afrique est restée sous-développée. Nous disons plutôt que c’est parce que les politiques économiques n’ont pas pris en compte la force des liens sociaux en Afrique que le développement n’est pas toujours à l’ordre du jour. 

Dans l’ensemble, le texte de Médard est bien intéressant puisqu’il fait ressortir la réalité de l’État en Afrique au moment où on se pose des questions sur son bien fondé ou du moins sur sa redéfinition. Médard a su nous montrer que le néo-patrimonialisme en tant que mode de gouvernement, est un véritable obstacle au développement du continent. Les pratiques telles que le clanisme, le tribalisme, le népotisme etc., et la gestion des États Africains comme des  propriétés privées des chefs d’États, ne contribuent pas au bonheur du continent. L’autre aspect important que nous avons relevé est le fait que l’auteur ait reconnu la singularité de chaque pays africain. Ce qui permet de contredire les thèses de Mwayila Tshiyembé qui a tenté d’analyser l’Afrique comme étant une et identique. 

Mbembe, Achille. «Notes provisoires sur la postcolonie». Politique Africaine. 60 :76-109.

 

  1. Synthèse

Dans ses «notes provisoires sur la postcolonie», Achille Mbembe traite du problème du pouvoir en Afrique. Plus précisément, il présente comment le pouvoir, dans les États fraîchement indépendants du continent, utilise des langages et autres signes créés par lui-même pour maintenir le peuple dans une situation d’opprimé. L’idée développée ici est que les autorités africaines «fabriquent (généralement) un monde de signification qui est le sien», l’imposent à la masse qui y adhère pourtant en intériorisant ces pratiques et en les assimilant. Il en résulte alors une sorte de convivialité, et même «d’intimité» où tout le monde trouve son compte, le pouvoir maintenant sa domination sur la population, et cette dernière s’offrant du plaisir en «jouant» avec cette domination. C’est l’explication du processus de création et d’intériorisation de ces langages qui constitue l’objet de ce texte.

Dans leur processus de création et d’imposition des langages, les autorités utilisent les banalités, les faits qui sous d’autres cieux, seraient passés inaperçus, les grossissent et leur donne une importance grandiose afin d’accroître leur prestige. L’auteur donne l’exemple du retour du chef de l’État d’un voyage parfois privé. Un non-événement que les médias amplifient pourtant pour lui donner une certaine importance. L’hyperbole devient ainsi la figure de style la plus prisée. C’est pratiques participent de la volonté du pouvoir de montrer à la masse qu’il est le seul détenteur de la vérité et qu’elle a intérêt à obéir et à l’accepter.

 Les autorités utilisent également toute une panoplie de langages verbaux, matériels, symboliques pour créer une illusion de pouvoir destiné à assujettir le peuple. C’est ainsi que l’on verra entre autre un homme bastonné pour n’avoir pas honoré le drapeau; la foule être obligée de rester au bord de la route des heures durant sous la canicule afin de saluer un président quelconque, Des taxes astronomiques imposées aux entrepreneurs économiques sans explication etc.

Une fois ces langages créés, le peuple finit par les intérioriser en les considérant comme la norme. Et c’est là la deuxième articulation du texte. C’est ainsi que l’on verra une foule en liesse après l’assassinat de deux individus condamnés à mort par les autorités administratives. On verra aussi cette acceptation des pratiques venues d’en haut dans les célébrations des fêtes comme les réceptions de médailles, ou lors des obsèques d’un «Grand».

 

  1. Critique

La principale critique que nous pourrons adresser à monsieur Mbembe est le fait de ne vouloir admettre que «le peuple qui rit sur la place publique ou sous cap» ne soit plutôt en train de tourner en dérision les agissements de ses gouvernants, ce qui constitue une forme de protestation. Le fait que le peuple  dénigre le sigle (RPT) du parti au pouvoir ne peut être considéré comme un signe de sympathie. Face à l’autoritarisme des régimes mis en place en Afrique post coloniale, et vu l’échec des mode conventionnels de contestation, les masses se sont dotées d’autres moyens pour faire entendre leur cri de colère et la dérision fait partie de leur principale arme. Dans l’Afrique post coloniale, la raillerie est devenue l’une des principales formes de contestation. Qui ne se souvient des succès de certains humoristes et autres musiciens qui ont réussi à faire passer des messages à travers leurs comédies et chansons. Je citerai à titre d’exemple, Jean-Miché Kankan ou LAPIRO de Mbanga qui fut l’un des symboles de la contestation politique au Cameroun.  D’autre part, comment parler de sympathie, de convivialité et d’intimité lorsqu’on se fait tout le temps railler, lorsque les parties de sont corps sont traitées avec mépris. L’insulte ne peut être considérée comme un signe d’amitié.  Mbembe semble confondre le désir de majesté de la plèbe à une quelconque sympathie envers le pouvoir. C’est justement parce que la plèbe envie les «Grands» qu’elle les déteste copieusement car elle est consciente du fait qu’ils sont les responsables de sa misère.

Toujours dans le même ordre d’idées, Achille Mbembe semble ignorer la puissance des médias et leur capacité à modeler les comportements. Que les populations adoptent certains comportements qu’on leur impose et les assimilent n’est que très normal. Cela ne signifie pas toujours qu’elles aiment ces comportements. Monsieur Mbembe le prouve d’ailleurs fort bien. Son style outrageusement pompeux démontre qu’il est une véritable victime du système éducatif mis en place dans la postcolonie où l’utilisation des expressions et des figures de style capables d’étonner la galerie était un signe d’intelligence. Ce sont ces comportements que Mbembe critique pourtant dans ce texte. On ne va pourtant pas le traiter d’être de connivence avec le pouvoir post colonial parce qu’il a utilisé son mode d’expression… Le cas des régimes de l’ex-URSS sont  un autre exemple peuvent. Les gens se comportaient comme on voulait qu’il le fasse sans toutefois être en accord. Mais quand est venu le moment de se débarrasser de ces comportements, le peuple n’a pas hésité une seule seconde.

D’autre part, le fait que la population s’obstine à insister sur certaines parties du corps des dirigeants pour les tourner en dérision n’est pas le fait du hasard. Le peuple qui parle du ventre, de la bouche et du pénis exprime ainsi son idée par rapport à ce qu’il pense de l’action de ses dirigeants. Il montre que la politique en Afrique n’est pas pour rechercher le bonheur des gens. C’est plutôt un moyen pour les «Grands» d’assouvir leurs désirs sexuels et satisfaire leurs papilles gustatives et non d’appliquer un quelconque projet de développement ou de construction. Le peuple reconnaît de façon implicite que le pouvoir en post colonie se résume à baiser et manger. C’est ce qu’il critique lorsqu’il parle du ventre, du pénis et de la bouche des hommes au pouvoir. En faisant allusion à ces parties du corps, il manifeste pour ainsi dire, son désaccord et son opposition face aux agissements des politiciens.

 

D’une façon générale, le texte de Mbembe est d’une certaine utilité puisqu’il permet de comprendre les autres formes de moyens qu’utilisent les autorités en Afrique post coloniale pour imposer leur domination. La violence ne se fait pas seulement au moyen de la force physique. Plusieurs symboles et langages sont utilisés pour  asseoir le pouvoir. Ce que l’on pourrait reprocher à l’auteur, c’est d’avoir allongé son texte pour rien. Le premier chapitre dit presque tout, le reste étant superflu. En plus, comme nous l’avons dit plus haut, le vocabulaire utilisé ne facilite pas la compréhension du texte.