(9 avril) Le nouveau constitutionnalisme : réalité ou fiction ?

Mariangiola Fabbri (2ème rapport de lecture)

LE NOUVEAU CONSTITUTIONNALISME: RÉALITÉ OU FICTION?


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«Political Liberalization in Africa after Ten Years» de Jeffrey Herbst

«Agreeing to Differ: African Democracy, its Obstacles and Prospects» de Steven Friedman


  

Les deux lectures proposées aujourd'hui nous offrent une vision globale de la situation actuelle en Afrique, elles mettent en évidence les traits communs à plusieurs États en nous mettant à disposition différents critères d'évaluation pour nous aider à faire le point sur le processus de décompression autoritaire commencé dans les années 90.[1]

Dans le but de reconstruire un cadre de référence complet et exhaustif nous présenterons chacun des textes, en partant du texte de Jeffrey Herbst « Political liberalization in Africa after Ten Years» et laisserons nos critiques et nos réflexions à la fin.

 

«Political Liberalization in Africa after Ten Years» de Jeffrey Herbst

 

Le texte de Herbst, la présentation de trois livres sur la démocratisation en Afrique, nous offre un panorama assez général du processus de transformation présentement en cours en Afrique. L'auteur organise son travail en trois parties principales: en partant d'un survol théorique sur la situation, il présente brièvement le collapsus des anciens régimes et de la fin de l'ordre ancien pour dédier une importante partie de son travail aux variables à considérer lorsqu'on entame une analyse des transformations africaines.

Les deux premiers aspects ayant constitué l'objet des nombreuses lectures et discussions précédentes, on va diriger l'attention directement vers le troisième point, c'est à dire le choix des facteurs d'analyse. Il y a quand même des précisations issues de la partie théorique qu'il faut retenir pour mieux comprendre le choix de l'auteur: tout d'abord l'acceptation générale du fait que le processus en cours en Afrique ne peut pas être classé comme "démocratisation", la création d'un nombre infini de différentes et nouvelles catégories de démocratie montre la difficulté d' «emboîter» la complexe réalité africaine dans la définition de démocratie tout court. Ensuite l'importance accordée aux transitions électorales ne doit pas se refléter sur les élections, parce qu'elles peuvent cacher un système autoritaire.

« Autocracy is still alive and kicking in Africa. In fact, it is more cunning than ever, image-conscious, and sophisticated in its ability to manipulate the language of democracy, human rights and social justice. To know it therefore, we must pay more attention to its actions than its words».[2]

 

C'est dans le but de découvrir et d'analyser ces «démocraties prématurées» (généralement caractérisées par une société civile faible, des crises économiques déstabilisantes et influencées par des acteurs externes dépourvus d'un cadre de réforme politique de référence) que Herbst nous guide dans le choix des critères d'analyse:

1.     niveau de libéralisation atteint par la transition électorale, qui est mesurée selon trois étapes distinguées (élection avec transition, élections sans transition et manque d'élection) ;

2.      liberté de presse, classifiée comme libre, partiellement libre ou non libre (free, partly free, not free) ;

3.     respect de l'état de droit et particulièrement des droits de propriété.

 

Selon ces critères les seuls États qui font preuve d'un niveau de démocratisation assez solide sont le Bénin, le Madagascar et les Îles Maurice, qui ont eu deux transferts de pouvoir par le biais des élections et qui ont par conséquent mérité le nom de «Multi-party democracies[3]», où il y a une certaine liberté de presse[4] et qui présentent un niveau de protection de la propriété acceptable (élevé pour les Îles Maurice, modéré pour Bénin et Madagascar). Parmi les 41 cas pris en considération, les moins démocratiques résultent la Somalie, la Guinée, la République Démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda. De toute façon la situation n'apparaît pas très positive aux yeux pessimistes de l'auteur, qui met clairement en évidence les faiblesses du processus de transition et qui suggère une observation plus approfondie des systèmes politiques actuels, prisonniers entre l'autoritarisme et la démocratie.

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 «Agreeing to Differ: African Democracy, its Obstacles and Prospects» de Steven Friedman

 

Steven Friedman, tout comme Herbst, nous propose un survol du continent africain visant à nous fournir une analyse de la situation actuelle, mais il le fait d'une façon plus originale et à mon avis plus intéressante. Il organise son travail en deux parties: la première portant sur l'Afrique et ses spécificités, la deuxième dédiée à l'étude du cas sud africain dans la tentative de définir s'il s'agit d'une exception positive ou d'un cas comparable aux autres.

 

La spécificité africaine

 

Si pour mesurer le degré de démocratisation en Afrique on se base exclusivement sur le contexte électoral, on pourrait bien affirmer que pendant les dernières dix/douze années l'Afrique a vécu une incontestable rénovation démocratique. Mais si on veut dépasser la simple conviction que les élections sont un moyen suffisant pour mesurer la démocratie, on voit bientôt que les soi-disant nouvelles démocraties ne satisfont pas trois conditions nécessaires, notamment la participation universelle à la prise de décision publique (universal adult participation in public decision-making), la reconnaissance des libertés civiles et la capacité de résoudre les conflits à l'intérieur d'un espace politique commun à travers l'utilisation des moyens pacifiques (resolution of conflicts  within a common political space by peaceful political contest and accomodation). Au contraire, dans la plupart des cas la participation populaire et la capacité de contrôle des élus sont très faibles, les gouvernants se cachent derrière une façade démocratique mais continuent à nier les libertés civiles aux citoyens et la résolution des conflits n'apparaît qu'un mirage.  En quelques mots, les gouvernés ne sont pas protégés des prédations des gouvernants.

Selon l'auteur plusieurs éléments ont contribué à cet échec, le rôle des puissances extérieures en est un. Il affirme que les oligarchies africaines dépendent du système international pour s'assurer les ressources nécessaires à maintenir le pouvoir et que pour continuer à profiter des ces ressources, ils ont réussi à garder une façade présentable qui cache la vraie nature des régimes. De ce point de vue, toutes les transformations et les changements ne constituent que une tentative d'imitation des institutions politiques et économique du monde occidentale. Le problème est qu'une démocratisation imposée pourrait marcher uniquement en association avec un plan de soutien économique (style Plan Marshall) visant à pourvoir les ressources domestiques et un système politique-institutionnel appartenant à la tradition politique de l'état en question.  Le manque des unes et de l'autre rend vaine toute tentative de démocratisation.

 

a) Institutionnalisation des différences. Malgré les difficultés objectives liées à la faiblesse du cadre institutionnel, de la société civile et de la structure économique, l'auteur refuse la thèse de la spécificité culturelle, selon laquelle la démocratisation ne serait pas compatible avec l'Afrique à cause des ses traditions et des ses caractéristiques. Il est vrai que l'Afrique présente des traits tout à fait spécifiques, mais ils ne sont pas toujours opposés à la démocratie. Si on prend les cas du Botswana et des Îles Maurice, par exemple, où des institutions pré-démocratiques cohabitent avec des systèmes reconnus comme démocratiques, on ne peut que constater que les identités ethniques et les autorités traditionnelles locales (et les loyautés qui en suivent) sont des éléments potentiellement favorables à la démocratie et non des obstacles à sa réalisation.

La question de la présence des différentes identités et de la nécessité de leur coexistence à l'intérieur du même État est un enjeu fondamental dans le processus de transformation africain. Essayer de mettre en place un système où ces différences soient acceptées et puissent s'exprimer politiquement au niveau local apparaît bien plus sage aux yeux de l'auteur que la tentative de centraliser la politique et l'autorité, dans la conviction que la démocratie moderne en réjouisse davantage. 

«While there clearly are important elements of tradition that are incompatible with full democratic citizenship - patriarchy, for one - it could be argued that a formal democracy that is incapable of accommodating those elements of tradition and the identities that it generates which are compatible with notions of full and equal citizenship is inadequate. Indeed, the ability to ensure that traditional authority and loyalty to it are expressed within democratic norms could be a key source of the system's strength in Africa» [5]

 

b) Faiblesse de la société civile et structure économique fantôme.

«Most African societies are unable to generate a new and different leadership willing and able to abolish oligarchy - rather than to merely replace the oligarchs with similar substitutes.»[6]

Cette assertion révèle sans aucun doute la position de l'auteur à ce propos: la société civile en Afrique est trop faible pour pouvoir s'ériger en défense de la démocratisation contre les systèmes autoritaires existants. Cela à cause de raisons tant politiques qu’économiques: souvent le manque de ressources économiques nécessaires pour générer la pressions des forces d'opposition représente un obstacle réel à la démocratisation. Non seulement l'État est dépourvu d'une économie compétitive en mesure de participer au marché, mais parfois on doute aussi de l'existence d'un véritable marché.

Quels sont, donc, les conditions préalables au développement économique ?

1.     En premier lieu, l'établissement d'une véritable économie. Souvent l'État dominant a empêché une accumulation des ressources et de la richesse et, par conséquent, a entravé le développement d'un système économique performant, en se répercutant aussi sur le comportement des citoyens. Privés de la confiance envers les institutions, ils se sont conformés à cette réalité et ils ont crée un système économique et social en dehors de la piste étatique dans la volonté précise d'isoler la société, en témoignant une forte hostilité envers les hommes politiques et les institutions même, considérées responsables des prédations et des privations subies.

 

2.     L'arrêt de la violence et des conflits et l'affirmation de la primauté de la stabilité politique. Seulement la fin de la violence, dit Friedman, pourrait consentir aux africains de poursuivre le développement économique.[7] 

«The conventional wisdom that African poverty is a consequence of inappropriate economic policies ignores the extent to which political conflict has been responsible for far more impoverishment in Africa than in any number of tariff barriers or state-run industries»[8]

 

c) Le paradoxe démocratique

Ce paradoxe se base sur l'idée que un État n'a pas besoin d'être démocratique pour trouver une solution aux conflits et établir une structure favorisant une croissance économique stable, mais il suffit que certains éléments clé soient présents, notamment la capacité de maintenir la stabilité, la capacité et la volonté de limiter la corruption, le maintien d'une structure légale en mesure d'appliquer le droit des contrats et une certaine habilité dans le renforcement du soutien public.[9]  Mais peut-on réduire le processus de construction de l'État à une simple question de technique administrative? La réponse de Friedman à cette question est négative, à son avis on ne peut pas séparer liberté, développement économique et construction institutionnelle de la démocratie, présentée comme condition préalable à toute transformation: «[…]this raises in principle the unconfortable possibility that a further paradox confronts African state building - affirme-t-il - effective governance is a more urgent requirement than democracy, but is impossible without it."[10]

 

Le cas de l'Afrique du Sud

 

En abordant le cas de l'Afrique du Sud, l'auteur s'arrête un instant sur la question de la spécificité de chaque société africaine, en reconnaissant la variété des réalités sur terrain. C'est en raison de cette variété qu'il se sert de l'exemple sud-africain pour  montrer comme la spécificité propre à chaque pays ne constitue pas un obstacle à la démocratisation; en même temps il croit que les conditions favorables à la transformation  ne seraient pas suffisantes pour garantir le future du pays en question. À son avis, en effet, l'Afrique du Sud fait face à un avenir incertain, lié aux faiblesses du gouvernement et de la société, présentes ici, comme dans n'importe quel autre pays africain.

 

a) Aspects spécifiques favorables à la démocratisation

 

Avant de présenter les caractéristiques qui ont favorisé la transformation au sein du pays, il faut bien souligner qu'il possédait déjà les conditions  nécessaires à la réalisation du progrès, notamment une société civile indépendante, organisée en groups capables d'influencer le pouvoir étatique, une économie de marché performante et un État prêt au changement.

Une des différences remarquables entre l'Afrique du Sud et la majorité des autres pays africains est donnée, en effet, par un processus de transformation négocié par une élite disposée au changement.

Cette négociation a eu lieu grâce à la combinaison de plusieurs facteurs:

1.     intervention externe associée à la volonté des parties d'engager le changement (après une attentive analyse coûts/bénéfices) ;

2.      identité nationale commune qui a su se développer même dans un contexte de division profonde, où l'espace politique est partagé par différents partis, pour les quels l'identité constitue l'enjeu central, associé à un enthousiasme inhabituel envers la démocratie  (culture politique comme facteur intangible de la transformation) ;

3.     État et système économique suffisamment forts pour faire face au passage ;

4.     existence de partis politiques organisés, capables d'atteindre des compromis légitimement acceptés par la population, qui se reconnaît dans les leaders politiques ;

5.     négociation élargie aux groups d'intérêt, ouverture importante vers la société civile ;

6.     rôle déterminant des leaders politiques (Mandela et De Klerk), qui ont saisi l'occasion sans hésiter, en profitant des conditions favorables pour guider les parties vers le compromis.

 

b) Aspects potentiellement dangereux, minant la stabilité de l'État.

 

Si d'un côté l'Afrique du Sud présentait des caractéristiques favorables au changement, de l'autre côté elle présente aussi des éléments qui pourraient se révéler déstabilisants.

1.     une division raciale évidente, qui pourrait aboutir dans un conflit portant sur la nature et le mandat de la Commission sur la Vérité et la Réconciliation;

2.     une forte sensibilité envers la question des différences, due à l'ancien régime d'apartheid qui se basait notamment sur l'intolérance envers une partie (une grosse partie en vérité) de la population différente ;

3.      un État faible dans la gestion de la criminalité, dans sa capacité d’assurer la protection des citoyens et de payer les salaires publiques (cela entraîne une baisse de confiance à l’égard du gouvernement ) ;

4.     le manque d’une alternative crédible à l’ African National Congress (ANC) ;

5.     une tendance à la centralisation, vue comme un moyen pour faciliter la solution de problèmes techniques, considérés plus urgents et prioritaires que le respect de principes tels que la diversité de la représentation politique ;

6.      la présence, surtout dans certaines zones rurales, de formes d’autorités non-démocratiques, héritage de l’ancien régime ;

7.      l’exclusion d’une partie de la population de la participation politique, due à la primauté de la langue anglaise, en dépit du fait qu’elle soit langue première seulement pour une partie non majoritaire des citoyens.

 

Critique

 

Il apparaît clairement de la façon dont nous avons présenté les deux textes que notre préférence est accordée au texte de Friedman. Ce choix est justifié par le fait que nous ne partageons pas la vision pessimiste de Herbst. Même s’il y a accord sur le fait que la démocratie n’a pas encore été atteinte et qu’il faut bien approfondir l’analyse sur l’«objet indéfini» présentement à l’étude, il ne faut pas néanmoins penser que la voie vers la démocratie en Afrique est un sujet pas encore abordable. Les tableaux présentés par l’auteur nous offrent en effet un cadre assez intéressant, dont l’interprétation pourrait changer sensiblement selon notre objectif : si on veut mettre en évidence le chemin qui a été parcouru par une bonne partie des cas considérés, on peut lire ces données comme un avancement remarquable vers la modération ; si, au contraire, on soutient la thèse selon laquelle la démocratie est encore loin dans le temps et l’espace, on pourrait lire les même données comme la démonstration du chemin à faire.

De toute façon, nous pensons que les critères d’analyse utilisés auraient pu être définis davantage, dans le but de rendre plus claire au lecteur la démarche suivie.

         Pour ce qui regarde le texte de Friedman, notre critique sera assez brève (vu que nous y avons consacré la plupart de notre exposé).  Le partage du travail en deux parties (la première nous introduisant dans la réalité spécifique africaine, l’autre nous présentant le cas à analyser) nous permet de suivre l’auteur dans sa démonstration, dans le but d’aider le lecteur à prendre conscience de la complexité du phénomène abordé. La claire exposition des éléments favorables et des possibles obstacles à la véritable transformation dans le sens démocratique de l’Afrique du Sud exprime sans doute la précarité de la situation et l’importance du moment.

         Parmi les plusieurs idées présentées par l’auteur, deux ont attiré particulièrement notre attention et nous aurions aimé qu’elles soient approfondies davantage : la relation entre le niveau de développement économique et la capacité d’influence des forces d’opposition, mais surtout l’affirmation de la primauté de la stabilité politique comme condition  pour pouvoir arrêter les conflits.

         En conclusion, nous trouvons que les textes proposés constituent un bon point de départ pour une analyse en profondeur de la condition africaine actuelle. L’Afrique n’est plus victime de systèmes autoritaires, mais elle n’est pas encore démocratique. Il faut, donc, découvrir la direction vers la quelle elle se dirige, quelle est sa destination et à quel point du chemin elle se trouve.

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[1]Jeffrey Herbst  “Political Liberalization in Africa after Ten Years” Comparative Politic, April 2001, pg. 357-375

 Steven Friedman “Agreeing to Differ: African Democracy, Its Obstacles and Prospects” Social Research, vol. 66, n° 3, 1999, pg. 825-858

[2] Herbst, pg. 359

[3] voir  tableau 1, pg. 363

[4] voir tableau 3, pg. 369

[5] Friedman, pg.831

[6] Ibidem, pg. 834

[7] “Only a cessation of violence would free Africans to pursue the possibility of economic advance and create the conditions in which this may be possible.” Ibidem, pg. 836

[8] Ibidem

[9] […]The ability to maintain stability; the capacity and will to limit corruption, maintenance of a legal framework conducive to implementing the law of contract; and significant ability to extract citizen's compliance with public obligations. Ibidem, pg. 837

[10] Ibidem, pg.839