(12 mars) La démocratisation entre le rôle des élites, des militaires et de la société civile

Anne Lapierre (2ème rapport de lecture)

Société civile et participation politique en Afrique

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  • Michael Bratton, “Civil Society and Political Transitions in Africa”, dans J.W.Harbeson, D. Rothchild et N.Chazan, Civil Society and the State (1994).
  • Michael Bratton, “Political Participation in New Democracy: Institutional Considerations From Zambia”, Comparative Political Studies, vol.32, no.5, août 1999, pp.549-588.

1. Le rôle de la société civile dans les transitions politiques en Afrique

1.1. Définition et rôle de la société civile en Afrique

            Selon Michael Bratton, la société civile est un concept théorique utile pour observer les relations entre l’État et la société car elle englobe un ensemble de croyances et de pratiques qui servent à légitimer le pouvoir d’État. Le développement de ce concept à travers l’histoire de la science politique a mené à une notion complexe qui réunit des dimensions matérielles, organisationnelles et idéologiques. Dans la science politique classique,  État et société civile étaient deux concepts difficile à distinguer. D’Aristote jusqu’à Rousseau, l’État était l’expression de la société. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle que l’on commence à différencier les deux notions. Du point de vue organisationnel, Ferguson et Tocqueville voient les associations de citoyens comme un contrepoids à la corruption du pouvoir et à la tyrannie de la majorité. Du point de vue matériel, Hegel définit la société civile comme l’espace conflictuel comprenant toutes formes d’associations volontaires et faisant la jonction entre la famille et l’État, alors que Marx et Engels la définissent comme un produit historique de l’évolution des relations économiques sous le capitalisme. Finalement, du point de vue idéologique, Gramsci développe la notion culturelle de la société civile, alors que les idées et les valeurs sont perçues comme des forces étant capables de redistribuer le pouvoir.

C’est sur cette base historique que Bratton construit son concept de société civile, qui reste avant tout un construit théorique. La société civile est vue comme l’espace public qui relie la famille à l’État, tout en étant distincte de la société politique. Elle prend un sens dans sa mise en relation avec l’État, alors qu’elle doit être vue comme la source de légitimité de ce dernier.

Jusqu’à ce jour, la meilleure contribution à l’explication du rôle de la société civile dans les transitions démocratiques a été apportée par O’Donnell et Schmitter, qui construisirent leur modèle théorique par rapport aux cas d’Europe du sud et d’Amérique latine. Ces auteurs mettent au centre de leur analyse le rôle du pacte entre les élites au pouvoir pour initier la transition. Cependant, l’apport important de O’Donnell et Schmitter doit être complété par au moins trois considérations en ce qui a trait aux transitions africaines. Premièrement, ces auteurs voient la société de manière trop passive. Selon Bratton, les concessions de l’élite au pouvoir doivent être regardées à la lumière des protestations émergeant de la société civile. Deuxièmement, plus de précisions doivent être apportées sur l’émergence des alliances multiclasses, sur la configuration générale des forces sociales comme force de changement. Finalement, c’est la société civile qui donne naissance à la société politique.

 1.2. Sociétés civiles au Kenya et en Zambie

Bratton utilise les cas de transitions démocratiques en Zambie et au Kenya pour mesurer l’apport des sociétés civiles dans les transitions africaines. Les deux pays présentent un tableau différent, tant du point de vue matériel qu’aux niveaux organisationnel et idéologique.

De façon générale, les conditions matérielles existent pour la société civile quand les individus et les groupes sociaux développent une capacité indépendante d’accumuler du capital. Dans le cas du Kenya, il existe une bourgeoisie indigène, alors qu’en Zambie, comme l’État possède les trois quarts de la capacité de production, la bourgeoisie est plus restreinte. De surcroît, la Zambie connaît une crise économique importante à la fin des années 80, due en partie à la chute du prix du cuivre sur les marchés internationaux. Cette crise affecte sévèrement la classe moyenne de ce pays.

La dimension organisationnelle des sociétés civiles se traduit par des institutions distinctes dans chacun des cas. Au Kenya, l’Église chrétienne domine, alors que les syndicats s’imposent en Zambie. Les origines respectives de la force de ces deux institutions se trouvent dans la résistance anticoloniale, soit dans les soulèvements ruraux décentralisés au Kenya et dans les campagnes urbaines organisées en Zambie. Au Kenya, c’est le clergé, à travers le NCCK (National Council of Church of Kenya), qui questionne le plus ouvertement la légitimité du régime. En Zambie, ce sont les syndicats qui s’engagent dans une telle lutte contre le pouvoir, au sein du ZCTU (Zambia Congress Trade Unions). L’église offre une représentation plus large des groupes sociaux, mais les syndicats sont plus organisés et plus solidaires, donc plus efficaces pour s’engager dans une campagne contre le pouvoir.

La dimension idéologique se retrouve dans la production d’idées qui reflètent les contextes matériels et institutionnels. En Zambie, les protestations sociales explosent lorsque l’État, qui est le principal employeur, refuse de négocier. Le discours contestataire qui découle de cette situation est donc centré sur l’économie. Comme la crise économique est moins importante au Kenya, ce sont des demandes pour l’élargissement des droits civils et politiques qui prédominent, dans un discours de l’Église centré sur la justice sociale et l’éthique politique. Ainsi, le discours plus abstrait de l’évêque Okullu est moins efficace que le discours du chef syndicaliste Chiluba, qui se concentre surtout sur les graves problèmes économiques.

 1.3. Les transitions politiques au Kenya et en Zambie

            Plusieurs manifestations apparaissent dans les deux pays dès les années 1980, mais elles ne se rassemblent sous la bannière de la démocratie multipartiste qu’à partir des années 1990. Pour la Zambie, la lutte du ZCTU débute officiellement lorsqu’il refuse de devenir une aile du parti au pouvoir.  C’est à ce moment, soit en 1989, qu’est lancée une campagne pour restaurer le pluralisme. Au Kenya, l’Église rompt avec le régime en place seulement en 1986, alors que le parti au pouvoir remplace le vote secret par un vote public. Ce n’est qu’après cet événement qu’Okullu demande officiellement, en 1990, le retrait du parti unique et des élections démocratiques.

            Les mouvements de protestations populaires sont majoritairement composés du lumpenprolétariat des grandes villes. Il y a toutefois une plus grande représentation des classes en Zambie, où  ces mouvements comprennent aussi des étudiants, des syndiqués, des employés du secteur public, etc. Cependant, la classe moyenne, quoique durement touchée par la crise, se mêle peu aux protestations.

Cette plus grande représentativité sociale forme des conditions favorables pour l’émergence d’une coalition en Zambie. Le NICMD (National Interim Committee for Multiparty Democracy ), formé en 1990, représente  toutes les classes sociales, et même divers groupes ethniques. Cette alliance entre classes moyennes et classes ouvrières forme une base solide qui favorise l’élection du MMD (Movement for Multiparty Democracy) en 1991.

            Au Kenya, l’opposition se trouve plus fragmentée. En effet, le FORD (Forum for the Restauration of Democracy) est majoritairement composé de politiciens professionnels, alors que les gens d’affaires y sont peu représentés, et les leaders syndicaux ne le sont tout simplement pas. De plus, ce mouvement est traversé par des rivalités personnelles et ethniques. C’est en partie pour cette raison que l’opposition n’arrive pas à prendre le pouvoir lors de la première élection démocratique en 1992.

            Pour Bratton, la question à savoir si les protestations sociales ont précédé les concessions des élites est importante. L’auteur croit que le moteur des transitions démocratiques en Afrique se trouve au sein de la société civile. Il voit la libéralisation du régime autoritaire par les élites au pouvoir comme une tentative visant à reprendre le contrôle des événements. Cette constatation est plus visible au Kenya, où Moi cède aux demandes des leaders chrétiens seulement après les soulèvements de juillet 1990. En Zambie, il est aujourd’hui évident que des négociations ont eu lieu entre les élites avant les protestations de juin 1990. Cependant, les premières concessions du pouvoir autoritaire arrivent seulement après les protestations.

            De manière générale, la transition démocratique s’est déroulée différemment en Zambie et au Kenya en raison de trajectoires institutionnelles différentes des sociétés civiles des deux pays. Mais qu’en est-il des perspectives d’avenir de la consolidation démocratiques de ces États? La crise économique et la structure de la société civile ont aidé la Zambie à déloger plus facilement le parti au pouvoir. Malgré cela, ses perspectives de consolidation à long terme sont moins encourageantes que celles du Kenya. En effet, alors que le ZCTU vacille entre l’accommodation et la confrontation avec le nouveau gouvernement voulant imposer des mesures d’austérité impopulaires, l’Église a repris son rôle neutre dans la société civile du Kenya, et contribue à la consolidation de la société civile par le biais de campagnes d’éducation publiques.

2. La participation politique en Zambie

2.1. Le faible taux de participation en Zambie

         Le deuxième texte fait en quelque sorte suite au premier, alors que Michael Bratton touche plus précisément à la question de la consolidation démocratique en tentant d’expliquer le faible taux de participation politique en Zambie aux premières élections démocratiques.

Le taux de participation politique en Zambie s’est révélé très faible au début des années 1990, ce qui contraste avec les grandes mobilisations sociales qui ont initié la transition démocratique. En 1991, lors des toutes premières élections, la participation n’atteint que 46%, soit un score en dessous des taux de participation aux élections de l’ancien régime (de 55% à 65%). Les taux se révèlent encore plus bas pour ce qui est des élections locales (14%) et des élections législatives (environ 20%).

 2.2. Caractéristiques de la participation politique

L’enquête nationale de Bratton, réalisée en 1993 à l’aide d’un échantillon de 421 adultes en âge de voter, traite précisément de quatre dimensions : le vote, les contacts directs,  la communauté et les protestations            Au niveau plus théorique, l’enquête de Bratton tente de déceler l’importance relative des caractéristiques socioéconomiques, des attitudes politiques et des affiliations institutionnelles dans la construction du comportement  politique individuel.

En ce qui a trait aux conditions socioéconomiques, le niveau d’éducation ou de richesse, le clivage ruraux-urbains, ou encore l’âge sont peu significatifs. Seul le genre de l’électeur semble avoir une réelle incidence sur la participation, alors que les hommes sont nettement plus impliqués dans le domaine politique que les femmes, sauf peut-être en ce qui a trait à l’implication des femmes dans leur communauté. Pour ce qui est des attitudes politiques, deux seulement contribuent à l’explication de la participation des électeurs : l’autorité traditionnelle et le niveau d’intérêt général par rapport à la vie politique.

Le rôle des institutions politiques est plus révélateur. L’appartenance à des associations volontaires est très forte en Zambie : quatre citoyens sur cinq disent appartenir à une organisation de sa communauté. Il ressort de l’analyse que les associations catholiques et les associations professionnelles engagent plus la participation que les associations protestantes et les associations récréatives. L’affiliation à un parti politique est un autre indicateur très significatif. Enfin, l’enregistrement de l’électeur joue un rôle important comme déterminant institutionnel principal de la participation politique. Pris ensemble, les déterminants institutionnels composent le cœur de l’explication de la participation des électeurs en Zambie.

2.3. Interprétation des résultats

De façon générale, l’interprétation de ces résultats par l’auteur conduisent aux réflexions suivantes. Le faible lien entre participation et conditions socioéconomiques (éducation, richesse, etc.) n’est probablement qu’un phénomène passager, qui coïncide avec la jeunesse du mouvement démocratique. Le fossé qui existe entre la participation des femmes et des hommes demande plus de précisions : on peut donner à ce phénomène une explication économique ou encore culturelle. Au niveau des attitudes politiques, l’autorité du chef est réapparue comme forme de représentation politique. Cette résurgence marque la Zambie d’une double conception de l’autorité, une étant traditionnelle et l’autre moderne.

L’interprétation du rôle des institutions politiques reste plus élaborée. Pour ce qui est des associations volontaires, leur rôle principal a été de mettre en place des programmes d’éducation civique, faisant la promotion des droits et des devoirs des citoyens. Bratton souligne cependant le paradoxe qui existe entre le renforcement de la participation à travers les organisations catholiques en Zambie et le rôle négatif de l’Église catholique brimant l’engagement civique en Italie chez Putnam. L’explication de cette contradiction vient du fait que l’Église catholique de Zambie joue un rôle semblable à celui joué par la théologie de la libération en Amérique latine,

Les partis politiques ont un effet encore plus grand sur la participation que les associations volontaires, parce qu’ils demeurent les principaux instruments de canalisation des forces participatives. Comme le MMD (Movement for Multiparty Democracy) n’a jamais réussi avec succès la transition de mouvement social à parti politique efficace caractérisé par un haut niveau d’organisation, il n’a pu arriver à jouer un rôle significatif de mobilisateur social.

Finalement, l’enregistrement de l’électeur joue le rôle plus décisif si on le compare aux autres facteurs institutionnels considérés dans l’étude. Les manipulations et les diverses restrictions mises en place par des gouvernements affaiblis ont grandement restreint la participation des électeurs.

Il ressort de ce tableau que les institutions politiques sont au cœur du processus démocratique quant à la participation politique. Mais ces institutions produisent-elles des fonctions de représentation (« from below ») ou de mobilisation (« from above »)? Il apparaît clairement que les institutions politiques continuent de modeler les comportements et les attitudes des citoyens, remplissant un rôle plus mobilisateur que représentatif. Cette situation est due  à l’héritage institutionnel d’un régime autoritaire à parti unique. Il faut tout de même noter que, même si les considérations institutionnelles sont prédominantes, les attitudes culturelles sont également importantes. En réalité, les deux dimensions s’influencent mutuellement pour modeler la participation politique.

 3. Critique

Les deux textes de Michael Bratton sur la société civile et la participation électorale en Afrique se penchent surtout sur la nature et l’agencement des structures sociales, qui favorisent ou non le développement des nouvelles démocraties. Le facteur institutionnel reste toujours au centre de son analyse, suivant la logique d’émergence et de diffusion suivante : 

« Institutions arise, in part, through the aggregation of individual peferences, and the values and attitudes on which these preferences are based impart distinctive cultures to institutions. Once established, institutions consist of rules and incentives that exert forceful requirements for conformity, which individuals, through socialization into collective norms, come to adopt their own. »[1]

L’étude des deux textes de Michael Bratton montre bien la distinction qui s’opère entre les facteurs permettant l’émergence des transitions démocratiques et les facteurs qui favorisent la consolidation démocratique. En ce sens, l’auteur rejoint une des propositions générales quant aux démocratisations de la troisième vague : « The causes responsible for the emergence of democracy are not the same as those promoting its consolidation »[2] Par exemple, la structure de la société civile en Zambie amène une mobilisation sociale qui réussit à reverser le régime autoritaire. Cependant, le faible taux de participation des citoyens aux élections démocratiques contraste avec cette première constatation. Ainsi, les conditions (surtout institutionnelles) favorables à l’émergence de la démocratie  le sont beaucoup moins dans la consolidation. À la lumière de ces conclusions, on peut voir les institutions comme étant à cheval entre une certaine dépendance institutionnelle et un constant besoin d’innovations.

 



[1] Michael Bratton, “Political Participation in a New Democracy : Institutional considerations From Zambia”, Comparative Political Studies, Vol.32, no.5, Août 1999, p.551.

[2] Doh Chull Shin, “On the Thirs Wave of Democatization”, World Politics, no.47 (octobre 1994), p.151.

 

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