(29 janvier) l’ancien constitutionnalisme, le pouvoir, la société Anne Lapierre Texte de Naomi Chazan : “Patterns of State-Society Incorporation and Disengagement in Africa”
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Compte rendu de lectureNaomi
Chazan, “Patterns of State-Society Incorporation and Disengagement in
Africa”, in Naomi Chazan et Donald Rothchild (eds), The Precarious
Balance : State and Society in Africa, Boulder, Westview Press,
1988, pp. 121-148.
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La politique comparée a jusqu’alors donné une image disparate du continent africain, ou du moins a présenté un schéma simplifié du rôle de l’État et de la société africaine. Selon Noami Chazan, la politique comparée africaine se doit aujourd’hui de spécifier les interrelations qui existent entre l’État et la société, pour rendre compte d’une réalité nettement plus complexe qu’une simple relation de domination de l’appareil bureaucratique centralisateur, ou encore qu’une société parfaitement autonome qui échapperait au contrôle de l’État. L’État est bien sûr avant tout un acteur indépendant. Les différents groupes sociaux peuvent également se forger une existence propre. Mais la manière dont s’articule ces deux espaces éclaire de façon particulièrement intéressante la dynamique africaine. Ainsi, la toile de relations et de réseaux d’interactions entre les différents acteurs du jeu politique se tisse à la fois au sein des institutions officielles et hors du cadre formel de l’État, pour résulter en une force hétérogène difficile à conceptualiser. C’est ce défi que tente de relever Naomi Chazan dans “Patterns of State-Society Incorporation and Disengagement in Africa”, à savoir déterminer les concepts pertinents s’appliquant à la relation entre État et société en Afrique. Pour désigner la relation entre la sphère étatique et la sphère sociale, Chazan utilise les notions d’incorporation ou de désengagement. Les divers types de relations entre l’État et la société se déploient sur une vaste échelle allant d’une incorporation des groupes sociaux aux structures formelles à un désengagement total de l’État. L’étude des multiples combinaisons d’incorporation et de désengagement permettent en dernière instance de mieux définir les concepts de politiques, de pouvoir et d’autorité, non pas strictement comme apanage à l’État, mais aussi empreints de l’action de différents groupes sociaux. 1.
Les dimensions du désengagement et de l’incorporation Chazan construit son étude autour de quatre dimensions : la dimension substantive (substance des échanges), la dimension humaine (qui interagit et dans quelles circonstances), la dimension spatiale (où prennent place les diverses activités) et la dimension symbolique (le sens des liens). Chacune de ces dimensions éclaire les mécanismes d’incorporation et de désengagement, et du même coup les processus macro-politiques tels que le pouvoir et l’autorité. L’étude
faite de la dimension substantive tente de détailler le contenu des
liens qui unissent l’État et la société. L’État est
ici définit comme « a public bureaucracy or administrative appartus charged with
maintaining external security, internal order, economic activity and
ideological-cultural cohesion »[1].
L’Afrique
connaît aujourd’hui un certain désordre économique. Diverses
raisons peuvent être évoquées: le changement de la structure de
production, les migrations et les phénomènes démographiques, les
problèmes environnementaux, la dépendance par rapport à l’économie
mondiale, etc. Cependant, le principal responsable de la crise économique
est l’État, ou plutôt la faillite générale de l’État, sa
mauvaise gestion, ses mauvaises politiques et sa corruption. Cet échec mène les divers groupes sociaux à se réorganiser économiquement hors des réseaux formels, tout en continuant d’interagir avec les institutions étatiques quant cela leur est profitable. Une manifestation de cette séparation entre État et société se trouve dans les diverses techniques mises au point pour faire fonctionner l’économie parallèle. Ainsi, la contrebande (produits de luxe ou produits de subsistance) et le marché noir deviennent d’importants terrains d’échanges et d’accumulation de capital, ayant développé non seulement leurs propres sources de revenus, mais aussi leurs propres règles et leurs propres institutions. Le développement de l’économie informelle est en fait une réponse rationnelle au désengagement de l’État, au manque d’incorporation de groupes sociaux. Cet indicateur de la tendance de la distance qui se crée entre l’État et les groupes sociaux pour maintenir de standards de vie acceptables éclaire la substance des liens entre les deux sphères. Outre le repli dans la sphère privée, d’autres indicateurs du désengagement public peuvent être perçus dans les phénomènes de ruralisation et de migration, toujours en raison des difficultés économiques. Dans un premier temps, on observe un retour vers les campagnes, où les individus se tournent de plus en plus vers une agriculture de subsistance. S’ajoute à cela une résurgence des industries villageoises, une réorganisation locale, etc. Ces phénomènes sont une réponse à la pauvreté grandissante dans les villes, due à l’échec des mécanismes formels de production. Cette situation entraîne un deuxième phénomène, soit la migration des travailleurs, qu’ils soient professionnels ou peu qualifiés. Le développement de l’économie informelle et le déplacement de la main-d’œuvre complexifient les liens qui s’instaurent entre l’État et la société. L’État est désormais confronté à une hétérogénéité de sphères économiques : configurations précapitalistes, réseaux capitalistes autonomes, espaces contrôlés par l’État, zones d’économie informelle, etc. Cette diversité vient compliquer les tentatives d’incorporation des groupes sociaux. Dans la réalité, les tentatives d’incorporation se heurtent souvent à un réel manque d’opportunité de participer aux structures officielles. Il en découle une forme de politisation qui se développe hors de l‘État. Que ce soit la dissidence, la prolifération d’associations informelles ou encore la simple passivité des individus, les marques du mécontentement se font sentir partout sur le continent. Les tentatives d’incorporation de la population sous la bannière d’une idéologie nationale de cohésion sont aussi accueillies avec indifférence. Des normes spécifiques se développent pour chaque réseau social, et elles ne s’articulent que rarement avec l’idéologie officielle. La dimension substantive des relations entre l’État et la société laisse entrevoir une prolifération de nouveaux réseaux chargés d’assurer le mieux-être de la population. Ce phénomène trace un certain désengagement de l’État, qui peine à incorporer les groupes sociaux dans ses structures institutionnelles. Les échecs quant à la participation des individus, la représentation des institutions et l’efficacité de l’appareil bureaucratique confrontent l’État à une crise de légitimité. Il ne s’agit plus d’une concentration des forces au sein des structures étatiques de domination héritées de l’époque coloniale. L’autorité et le pouvoir ne semblent plus seulement l’apanage des structures étatiques. Au contraire, divers centres de pouvoir se dispersent au sein de la société. La dimension humaine se réfère à l’interaction entre les acteurs sociaux et la sphère étatique. L’État se définit alors comme « a social entity which embodies a clearly delineated structure of human interactions »[2]. L’État est vu comme un produit des relations sociales, comme un reflet du pouvoir social. S’il ne coïncide pas avec les divisions de la société, c’est alors que le conflit apparaît. Le colonialisme introduit de nouveaux critères de stratification sociale. S’ensuit l’apparition de nouveaux groupes sociaux politisés : classes sociales, groupes ethniques, groupes religieux, groupes de femmes. Les tentatives d’organisation de la production des périodes coloniale et postcoloniale font apparaître une classe de bourgeois capitalistes. Cette classe favorise des liens transnationaux qui échappent au contrôle national; elle possède également des sources de capital qui lui sont propres. De l’autre côté, les efforts coloniaux visant à diriger les campagnes ne réussirent pas totalement à contrôler l’agriculture. Des groupes spécifiques de fermiers apparaissent qui maintiennent une certaine autonomie et une plus grande flexibilité. La désagrégation du concept de paysannerie se solde par une multitude de groupes sociaux à l’échelle locale qui sont soit incorporés aux structures étatiques, soit entrent en conflit avec les autorités. Ces exemples montrent un réel manque de cohésion des classes sociales. Les institutions étatiques demeurent l’arène de la compétition, mais tous les conflits n’y sont pas réglés car certains espaces échappent au contrôle de l’État. L’État apparaît alors comme le produit d’une situation où aucune classe n’est réellement dominante dans la reproduction du système macro-économique. Le pouvoir est en fait dispersé. Le contrôle central exercé par l’appareil bureaucratique a comme conséquence d’exacerber la conscience politique ethnique. D’un côté, l’État favorise l’incorporation des groupes ethniques qui lui permettre d’extraire les ressources nécessaires à son développement. De l’autre, la distribution inégale qui découle de cette pratique amène les autres groupes ethniques à se politiser davantage, ce qui engendre des conflits. Les groupes religieux jouent également un rôle politique dans le paysage africain. Ils servent souvent de canaux d’expression au mécontentement de la population. Ces mouvements se greffent aux revendications culturelles, idéologiques, sociales et même économiques pour devenir des instruments politiques visant à faire valoir les droits des individus. La différentiation des genres apparaît également comme moyen de s’organiser politiquement. Étant sous-représentés dans l’appareil bureaucratique, les groupes de femmes sont ceux qui ont le plus résisté à l’incorporation à l’État. Ce désengagement des femmes marque la distinction qui s’opère entre la sphère publique et la sphère privée. Il existe donc un manque réel de cohésion entre les différents groupes sociaux et l’État. Ces groupes gardent des liens avec les structures formelles, mais ils entretiennent aussi une plus ou moins grande autonomie par rapport à ces structures. Il ne faut tout de même pas conclure à une dynamique incohérente : l’organisation de ces groupes se fait sur la base d’intérêts rationnels bien définis. La dimension spatiale se réfère à l’emplacement des activités des groupes sociaux, liant les interactions aux frontières géographiques de l’État. Dans ce cas, l’État en tant que concept territorial est vu comme « the key arena of decision-making and social interchange »[3]. Les plus petites communautés d’échanges sont les ménages, puis les communautés villageoises. Ces entités peuvent avoir des contacts diversifiés (domestiques, internationaux), mais ils fonctionnent en général au sein de leurs propres milieux rural et urbain. Dans les collectivités rurales, ce sont généralement les producteurs locaux qui organisent la société, tout en s’ajustant aux intrusions étatiques. Dans le contexte urbain, la migration vers les villes est vue comme un processus d’incorporation de la société aux structures de l’État. En effet, les villes étaient traditionnellement construites autour de l’administration coloniale, où se trouvaient les structures du marché. Cependant, la réalité de ces liens est plus complexe. La prolifération du système informel et l’accroissement de la pauvreté se soldent par une dislocation entre l’État et ses villes. De façon générale, il est impératif de déconstruire l’idée de l’État comme concept territorial en y incluant la notion de frontières poreuses. Il est impossible de s’en tenir strictement aux frontières établies, car celles-ci sont souvent ignorées par les individus. Il faut donc prendre en compte les frontières fluides et incertaines des États africains dans l’étude des liens entre État et société. La dimension symbolique se réfère au sens qui se cache derrière les échanges et les règles qui en découlent. Dans ce contexte, l’État est vu comme « a normative order, as the primary source of binding values »[4]. Le sens normatif de l’État n’est pas central pour la plupart des Africains. D’un côté, le concept d’État-nation (et son mythe unificateur) apparaît comme un modèle importé qui ne correspond pas à la réalité du continent. Peu de groupes répondent donc aux efforts de mobilisation réalisés par l’État. De l’autre, le peu de ressources disponibles via les canaux officiels et la distribution inégale de ces ressources causent une désarticulation de l’idéologie officielle. De façon générale, l’engagement (ou le désengagement) par rapport aux activités officielles définit des intérêts particuliers, mais peut aussi signifier une justification symbolique. Apparaissent ainsi de nouvelles formes d’articulation idéologique et de nouvelles règles d’interaction. La question de l’intégration (incorporation, désengagement) se trouve donc à être une question à la fois d’identité et d’organisation, de conscience et d’action. Les quatre dimensions des interrelations entre l’État et la société laissent entrevoir des phénomènes fluides qui interagissent grâce aux processus d’incorporation et de désengagement. Ainsi, l’État continue à jouer un rôle politique important, mais il n’est pas le seul acteur à exercer un pouvoir. Les groupes sociaux ont aussi un rôle à jouer, alors qu’ils développent leurs propres réseaux autonomes, tout en gardant des liens avec les structures officielles. Selon Naomi Chazan, il faut revoir le modèle théorique de l’État : “The public domain is being reconceptualized not in terms of official structures, but in terms of the points of intersection between various existing power vectors”[5]. Ce sont à ces intersections que se concentrent les véritables centres de pouvoir et d’autorité, et ce sont ces points de convergence qui devraient déterminer les politiques. Chazan s’éloigne donc du strict modèle de l’État centralisateur, pour introduire un modèle beaucoup plus hétérogène, laissant place à divers agencements de liens formels et informels entre la société et l’État.
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Le texte de Naomi Chazan éclaire de façon intéressante les relations complexes qui existent entre l’État et la société africaine. Sa manière d’aborder le sujet détaille des relations qui sont trop souvent montrées comme des simples liens de pouvoir verticaux, partant du haut vers le bas. En précisant la multitude de relations qui existent entre les structures étatiques et les groupes sociaux, Chazan arrive à bien reformuler de grands concepts macro-politiques tels que le pouvoir, l’autorité, la légitimité. Chazan rejoint Badie dans sa contestation du concept de territorialité comme seule incarnation de l’autorité.[6] Même si la thèse de Badie diffère de celle de Chazan dans la mesure où il traite du concept de l’État dans un contexte international, les deux auteurs se rejoignent quant à l’importance qu’ils donnent aux réseaux sociaux qui se tissent en marge, parallèlement ou en concomitance avec les institutions formelles. Les deux auteurs semblent rejeter un modèle étatique trop rigide, et désirent laisser plus d’espace à la réalité des relations sociales. Cependant, certaines critiques viennent à l’esprit à la lecture de ce modèle. Premièrement, Chazan ne semble voir les relations entre l’État et la société que comme un phénomène surtout national. Bien sûr, l’auteur mentionne à quelques reprises le rôle que jouent les organisations internationales ou les liens transnationaux, mais sans les élaborer davantage. Pourtant, le facteur international peut également jouer un rôle politique déterminant, que ce soit au niveau des structures étatiques ou au niveau local. Le facteur international englobe des liens tout aussi complexes que ceux qui unissent l’État et la société : les liens plus formels qui s’instaurent entre les organisations internationales et les organes de l’État, ou les relations qu’entretiennent les États entre eux; mais aussi les liens plus informels qui s’instaurent entre certaines ONG et des communautés locales, l’aide qu’apportent les diasporas à leur famille restées au pays, l’influence des individus ayant étudiés à l’étranger, etc. Tous ces liens ont une incidence sur le développement de l’État et de la société, et affectent directement ou indirectement la relation entre les deux sphères. Une autre critique renvoie plus précisément au modèle théorique élaboré par Chazan. En préconisant une reconceptualisation de la sphère publique en fonction des points d’intersection entre les vecteurs de pouvoir, l’auteure s’éloigne des formes traditionnelles de l’État moderne, tout en ne spécifiant pas un modèle clair de remplacement. On ne peut s’empêcher de se demander comment traduire dans la réalité un modèle fait d’une infinité de « vecteurs » différents. La réalité africaine est soit complexe, mais elle résulte aussi d’un disfonctionnement étatique. Si la société se replie hors des structures étatiques, dans les sphères privées ou informelles, et qu’elle multiplie les liens pour assurer sa survie, c’est principalement à cause de la faillite de l’État (comme l’a bien expliqué Chazan avec ses concepts de désengagement et d’incorporation). Ne faudrait-il pas alors se concentrer sur les disfonctionnements étatiques et voir dans quelle mesure une meilleure redistribution des ressources et du pouvoir peuvent améliorer les relations entre l’État et la société? Selon moi, le texte de Chazan est d’une importance capitale pour comprendre le fonctionnement des sociétés et des États en Afrique. Mais sa suggestion de construire un nouveau modèle politique hétérogène pour faire contrepoids à l’État central fort rendrait la situation encore plus confuse. Il faut plutôt revoir le fonctionnement des institutions, y incorporer les groupes sociaux tout en maintenant une forme d’État décentralisé pour laisser une marge de manœuvre aux diverses entités sociales. À mon avis, l’État reste l’enjeu central de la démocratisation africaine. [1] Naomi Chazan, “Patterns of State-Society Incorporation and Disengagement in Africa”, in Naomi Chazan et Donald Rothchild (eds), The Precarious Balance : State and Society in Africa, Boulder, Westview Press, 1988, p.124. [2] Naomi Chazan, op.cit., p.132. [3] Naomi Chazan, op.cit., p.136. [4] Naomi Chazan, op.cit., p.138. [5] Naomi Chazan, op.cit., p.140. [6] Bertrand Badie, La fin de territoires : Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Fayard, Paris, 1995. |